Un Yalta du 21e siècle? — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Pour pouvoir négocier, il faut saisir l’état d’esprit de l’adversaire. Accepter, pour les besoins de l’exercice seulement, de voir le monde avec son point de vue. Poutine considère que la Russie a été trahie par l’Occident après la chute du Mur. Alors que Gorbatchev décidait de se retirer des républiques soviétiques, l’OTAN aurait laissé entendre qu’elle se montrerait discrète et éviterait tout prosélytisme à l’est. Les Américains démentent. Rien ne fut écrit. Tout fut rêvé peut-être dans ce grand brouhaha que fut le démantèlement de l’empire soviétique.

La Russie juge aujourd’hui que les avancées de l’OTAN dans son voisinage proche la menacent. Elle dit y répondre. Les manœuvres spectaculaires à la frontière ukrainienne et l’intervention au Kazakhstan en sont les manifestations les plus récentes. Poutine ferait peur, car il prétend avoir peur. Le judoka retourne la table.

Si l’on en croit les comptes-rendus succincts et peu intéressants que les négociateurs ont livrés, il ne se serait pas passé grand-chose à Genève. Une étape sur le long chemin qui les attend. Des positions réaffirmées. Des rodomontades, des hauts le cœur. Et la promesse de se revoir très vite. Mais ces rencontres sont trop précieuses pour ne pas traiter quelques affaires concrètes dont nous ne saurons rien. Ni l’Europe, puisqu’elle en était exclue. Pour bien comprendre l’humiliation, il faut rappeler que jusque-là c’est la configuration à quatre qui prévalait : le format dit Normandie, qui comptait l’Ukraine, la Russie, la France et l’Allemagne. Le sort de l’Europe se joue sans elle. Consolation, tant qu’on discute, on ne se fait pas la guerre.

L’Ukraine déjà condamnée?

Alors que les États-Unis se sont retirés d’Afghanistan et qu’ils n’envisagent aucune nouvelle opération militaire, il y a de quoi s’inquiéter sur ce qu’ils sont prêts à concéder. Washington a laissé fuiter la liste des mesures de rétorsion qu’elle est prête à dégainer. Histoire d’impressionner. Mais l’opération est à double effet : la Russie sait à quoi s’attendre, et peut s’y préparer. L’Ukraine n’est-elle pas déjà condamnée ?

L’éditorialiste Anne Applebaum juge, dans « The Atlantic », que les États-Unis font preuve de naïveté. « L’idée d’une Ukraine florissante et démocratique aux portes de la Russie est pour Poutine personnellement intolérable. Tout comme l’indépendance de l’Ukraine semblait autrefois à Staline être une grave menace pour son régime bolchevique, une Ukraine moderne qui aurait du succès poserait un trop grand défi au système politique autocratique, sclérosé, corrompu, et toujours plus brutal de Poutine ». L’analyse est intéressante car elle suggère qu’au-delà des prétentions territoriales, il y a un enjeu idéologique. Une Ukraine démocratique et prospère menacerait davantage la Russie que toutes les fusées réunies de l’OTAN. La séduction des esprits serait plus dangereuse que la conquête des terres.

Genève, lieu idéal des négociations

Il n’est pas indifférent que ces entretiens aient lieu à Genève. La guerre froide installe la ville à nouveau au centre du monde et comme l’un des points chauds du moment. Le sommet Biden-Poutine avait déjà désigné la ville comme le lieu idéal des négociations diplomatiques. Les turbulences tectoniques devraient la conforter, sa neutralité aussi, malgré elle en quelque sorte, dans son rôle de médiatrice.

Mais le centre du monde peut être partout désormais dans l’univers numérique. La rencontre a été précédée de discussions à distance, de confrontations par écrans interposés. Bientôt, ce seront des avatars qui se serreront la main dans le métavers. Ce sera moins chaleureux. Plus efficace ? L’intelligence artificielle calculera les coûts et bénéfices des propositions à la seconde près, elle analysera les données psychiques des participants, elle saura lire leurs pensées, les anticiper. Qui maîtrisera ces outils sera en mesure d’offrir les meilleures conditions de négociation dans le futur. C’est un autre défi pour Genève et la Suisse.

André Crettenand