Surveillance numérique: „Qui surveillera les surveillants?” — Genève Vision, un nouveau point de vue

0

Le conférencier invité Frédéric Bernard, spécialiste des droits humains et de la lutte contre le terrorisme, a répondu aux questions de Genève Solutions sur l’équilibre entre surveillance et droits humains en amont de cette table ronde.

GS News (GS): Qu’est-ce qui vous a fait vous intéresser aux nouvelles technologies de surveillance?

Frédéric Bernard (FB): Mon intérêt pour les nouvelles technologies découle des défis qu’elles posent en termes de droits humains. Les nouvelles technologies offrent des possibilités incroyables pour soutenir des idées comme la liberté d’expression ou la liberté de manifester, mais elles créent aussi de nouvelles menaces pour les droits humains, en particulier pour notre droit à la vie privée. Nos vies privées sont devenues extrêmement connectées. Il est très facile pour d’autres personnes, gouvernements et entités privées de savoir ce que nous faisons en ce moment-même.
Historiquement, surtout pendant la période des Lumières, les droits humains ont été conçus comme un outil de protection contre l’État. Mais, à mesure que de nouvelles technologies sont créées et régies par des entités privées, nous n’avons pas le cadre nécessaire pour traiter avec les entreprises privées ou les gouvernements qui violent nos droits humains.

GS: Comment les gouvernements peuvent-ils protéger les citoyens contre les violations des droits humains par des entités privées?

FB: Vous avez deux possibilités. Soit il faut leur demander de respecter les droits humains dans les endroits où ces entreprises exercent leurs activités, soit il faut faire appliquer la réglementation dans leur pays d’origine. La première est ce qui se passe dans l’UE. Si les grandes entreprises veulent rester en Europe, elles devront se conformer à la réglementation européenne sur les données. Mais très souvent, les pays dans lesquels les entreprises opèrent n’ont ni la force, ni l’argent pour faire appliquer ces règles aux grandes entreprises. Dans ce cas, la solution serait de les forcer à se conformer aux règles du pays qui les a vus naître.
De mon point de vue, ce sont les deux options. Bien sûr, on pourrait aussi espérer que les nouveaux traités internationaux tiennent compte des entités privées, mais cela prend habituellement beaucoup de temps à être discuté, débattu, adopté par des organisations internationales, puis finalement ratifié par les États.

GS: Comment les démocraties peuvent-elles réglementer l’utilisation des technologies de surveillance et protéger les droits humains?

FB: L’un des principaux problèmes de la surveillance secrète des États est qu’elle est censée être secrète. Bien que cette surveillance ne fonctionne que si elle est secrète, c’est à mon avis une grande partie du problème. Comment contrôler quelque chose qui est conçu pour être caché ? Quis custodiet ipsos custodes?– en latin, qui surveillera les surveillants? Même si vous avez des mesures de protection ou des autorités indépendantes, la plupart des renseignements qui sont devenus publics au cours des 15 dernières années montrent qu’il n’y a pas de contrôle réel sur la surveillance des États. Comment savez-vous que le système de mesures de protection fonctionne, qu’il a du mordant? Ce n’est que lorsque les médias révèlent soudainement quelque chose que nous apprenons vraiment ce qui se passe. C’est souvent le type d’informations que beaucoup de gens, même au sein du gouvernement, connaissent.

Cela soulève une question fondamentale: les techniques de surveillance secrète sont-elles réellement compatibles avec l’État de droit ou la démocratie?

GS: La surveillance n’est-elle pas nécessaire? Comment la rendre compatible avec le cadre démocratique?
 
FB: Je ne suis pas sûr que la surveillance puisse être mise en place de sorte à être entièrement respectueuse d’un État de droit. Lorsque vous utilisez la technologie de surveillance, vous essayez en fait d’intervenir plus tôt dans l’évolution chronologique d’une situation. Habituellement, avec le Code pénal, il y a un seuil à franchir.Il faut avoir le début d’un dysfonctionnement avant de pouvoir déployer des méthodes de surveillance.
Actuellement, avec les méthodes de surveillance numérique, nous avons tendance à tout anticiper, un peu comme dans le film « Minority Report ». Le recours à la surveillance, pas uniquement en addition des mesures de sécurité existantes, mais aussi pour empêcher tout processus factuel, me paraît très dangereux.

GS: Pourquoi est-ce dangereux?

FB: Parce que nos démocraties sont basées sur l’idée que, dans l’ensemble, les êtres humains sont bons ; c’est pourquoi nous reconnaissons et protégeons les droits humains contre l’ingérence de l’État. Chacun peut exprimer librement ses opinions, critiquer le gouvernement, se réunir dans la rue et avoir droit à la vie privée dans les démocraties.
Dans les régimes totalitaires, c’est différent. L’idée principale est qu’il y a une menace partout, et il faut lutter contre cette menace. Dans une démocratie qui reconnaît les droits individuels, le fondement est différent. Sinon, le système n’a aucun sens. Pourquoi reconnaître des zones de liberté si vous êtes sûr que les gens sont mauvais et abuseront de ces zones de liberté?

GS: Pensez-vous que l’invasion russe de l’Ukraine a créé une peur accentuée et une acceptation accrue de la surveillance?

FB: Je pense qu’il est un peu tôt pour évaluer l’impact de l’invasion russe sur la surveillance. Mais les préoccupations à l’égard du terrorisme ont par exemple été l’un des principaux moteurs de l’extension de la surveillance depuis le début du 21e siècle, plus précisément depuis septembre 2001.

GS: Pensez-vous que les gouvernements à travers le monde se dirigent vers une surveillance de masse?
 
FB: Je pense que oui, et je pense que les gens n’y voient pas vraiment d’inconvénient. Les gens semblent penser qu’ils ne font pas de mal en ligne, et ils n’ont pas de vrais problèmes si des personnes regardent ce qu’ils font. Mais c’est une attitude dangereuse. Il n’y a aucun moyen de savoir si vous faites vraiment tout juste ou pas. Parfois je me demande si la lutte pour la vie privée est perdue d’avance parce que les gens ne la considèrent pas comme une priorité. Lors du débat sur la fusion de WhatsApp et de Facebook, beaucoup ont voulu quitter ces plateformes et en rejoindre d’autres. Mais combien de personnes l’ont fait?
Il est difficile de défendre le droit à la vie privée si personne n’est convaincu qu’il vaut la peine de se battre. Aucun système ne peut rester en place si personne ne veut le sauver. Je suis un peu pessimiste à ce sujet. Nous avons accepté de partager beaucoup de nos vies privées sans vraiment nous soucier des conséquences, ni même penser aux conséquences.

GS: Pourquoi pensez-vous que les gens acceptent davantage la surveillance maintenant?
 
FB: Il y a beaucoup de problèmes de sécurité. Beaucoup de lois adoptées au cours des vingt dernières années dans le domaine de la technologie et de la surveillance ont été motivées ou présentées comme un outil contre le terrorisme. Mais il y a aussi l’idée que, juste parce que la technologie progresse, nous devons simplement l’utiliser, que la technologie résoudra tout ce que nous n’avons pas été en mesure de résoudre nous-mêmes.
Il y a cette idée que nous devons tout mettre en ligne, à l’instar de la Suisse où nos fichiers médicaux sont en ligne, et personne ne s’inquiète des violations de données. Lorsque la brèche se produit, tout le monde est surpris.

GS: Comment créer un équilibre entre les nouvelles technologies et notre droit à la vie privée?
 
FB: La plupart des droits humains ne fonctionnent pas en noir et blanc. Le droit à la vie privée n’est pas comme l’interdiction absolue de la torture, qui, d’un point de vue juridique, ne peut être justifiée d’aucune manière. Si la surveillance étatique touche le droit à la vie privée, elle doit répondre à un ensemble de conditions. L’État a-t-il une base juridique pour surveiller les gens en secret? L’État a-t-il un objectif légitime? La violation du droit à la vie privée est-elle proportionnelle au bien que l’État cherche à en tirer? Ces conditions sont reconnues dans la Convention européenne des droits de l’homme, par exemple. Les tribunaux européens ont déjà dit que des États tels que le Royaume-Uni ont mis en place des programmes de surveillance de masse qui ne respectent pas les conditions établies par la Convention européenne. Les tribunaux vous diront qu’il faut des mesures de protection adéquates du début à la fin de la surveillance, qu’il faut une base juridique précise et une autorité indépendante du gouvernement pour surveiller cela. Mais on revient à qui surveille les surveillants.

En fait, il existe un cadre juridique des droits humains qui peut aider à trouver un équilibre entre les nouvelles technologies et nos droits. Ce cadre n’est pas une interdiction absolue, il exige simplement que le gouvernement tienne compte des droits humains avant d’imposer de nouvelles méthodes.

GS: Comment pensez-vous que la surveillance va évoluer ces dix prochaines années ? Comment nos systèmes juridiques vont-ils suivre?
 
FB: La technologie de surveillance a beaucoup évolué ces dernières années, et elle continuera d’évoluer. Nous nous appuierons probablement davantage sur l’automatisation et moins sur des êtres humains qui utilisent les machines. Cela provoque de nouveaux dangers, tels que les biais cachés dans les algorithmes.Les logiciels de reconnaissance faciale sont par exemple biaisés privilégiant certains types de peau plutôt que d’autres. Nous pensons que parce que c’est une machine, elle sera neutre, mais elle a été programmée par des humains et de manière discriminatoire.
Selon moi, la technologie continuera d’évoluer et de créer de nouveaux défis en termes de droits humains. Je pense que les cadres actuels sont très précis. Bien sûr, la technologie a évolué, mais ils existent depuis un certain temps déjà. Des décisions ont été rendues par des tribunaux internationaux et nationaux. Si les gouvernements veulent faire les choses correctement, ils ont tous les outils dont ils ont besoin.

Article de Leah Koonthamattam pour Geneva Solutions, traduit de l’anglais par Katia Staehli