C’est un peuple otage, épuisé par des années de dictatures militaires, d’oppression islamiste dans un des pays les plus pauvres de la planète, qui prend le chemin de l’exil pour échapper aux bombes que deux généraux rivaux, avides et sanguinaires, s’envoient depuis le 15 avril. Déjà 100’000 réfugiés, et bientôt 800’000, selon le HCR. Les Soudanais qui avaient espéré vivres libres au cours d’un bref printemps de deux ans, entre 2019 et 2021, pensaient avoir tout connu de l’horreur. Avec deux guerres civiles en 20 ans, dont celle qui a vu en 2011 la sécession du Soudan du Sud à majorité noire et chrétienne. Bilan : entre un et deux millions de morts. Auxquels s’ajoutent les 300’000 morts de la guerre civile au Darfour depuis 2003, à forte connotation économique, mais aussi raciale, entre tribus arabes avec les miliciens janjawids armés par Khartoum, et les mouvements rebelles issus de la population noire.
La Cour pénale internationale accuse l’ex-dictateur Omar el-Béchir d’y avoir commis un génocide au nom de ses préjugés racistes, et dans le but de favoriser les élites arabes et ses parrains islamistes. Il est en prison à Khartoum, mais son procès au tribunal de La Haye n’aura peut-être jamais lieu. Les deux généraux qui se battent pour le pouvoir et l’argent ont aussi leur part de responsabilité dans ces années de sang. Ils sont tous les deux des « créatures » d’el-Béchir. Mohamed Daglo, surnommé Hemetti, un ancien chamelier devenu richissime grâce au commerce de l’or dont le Soudan regorge, a lui aussi trempé dans les massacres au Darfour. Sa milice, les FSR (forces de sécurité rapide), est issue des sanguinaires Janjawids. Quant au chef de l’armée Abdel Fattah al-Burhan, il est toujours très bien entouré par les islamistes gravitant autour d’el-Béchir et de l’idéologue frère musulman Hassan al-Tourabi, décédé depuis. Véritable gourou d’el-Béchir, avant de se fâcher avec lui, c’est grâce à lui que Ben Laden était venu s’installer au Soudan en 1992. Roland Marchal, invité de « Géopolitis » sur le Soudan, dont il est l’un des meilleurs spécialistes, estime que ce sont des anciens proches d’el-Béchir qui auraient provoqué l’actuelle guerre des chefs : « on savait que les deux forces se préparaient. Il semblerait que l’incident initial ait été provoqué par des nostalgiques de l’ancien régime ».
Un membre d’un commando saoudien porte un évacué soudanais avant d’embarquer sur un navire militaire saoudien, en partance de Port Soudan pour rejoindre le port de Djeddah, le 2 mai 2023.
Mais les Soudanais sont aussi otages de la géopolitique très complexe de la région. Le Soudan est frontalier de sept pays, coincé entre deux puissants voisins, l’Egypte et l’Ethiopie. Le maréchal al-Sissi soutient al-Buhran, issu du nord du pays, dont l’Egypte s’estime toujours la souveraine légitime. Tandis que le président éthiopien Abiy Ahmed tendrait plutôt à se rapprocher d’Hemetti. Autre puissance régionale, l’Arabie saoudite entretient des relations avec les deux rivaux, même si elle a surtout pu bénéficier des hommes d’Hemetti, engagés à ses côtés avec les Emirats arabes unis dans la guerre du Yémen. Elle s’est donné le beau rôle en évacuant des milliers d’étrangers, comme l’avait fait son rival le Qatar en Afghanistan.
Rôle trouble de la Russie également, qui avait négocié avec el-Béchir une base navale sur la mer Rouge. Pour l’obtenir, elle serait donc plutôt encline à soutenir l’armée et al-Buhran. Mais la milice Wagner a tissé des liens étroits avec les FSR d’Hemetti, qui lui ont donné des accès privilégiés aux mines d’or. Pour Roland Marchal, « il faut bien comprendre que ce n’est pas Wagner qui fait la politique étrangère russe ». Les Soudanais eux, voient surtout que ce sont principalement des armes russes qui les obligent à vivre dans la terreur.
Dans tout ce chaos, que peuvent faire les Occidentaux ? Les Américains ne semblent plus capables de s’imposer dans la région et tentent une médiation avec les Saoudiens. Mais les cessez-le-feu qu’ils ont obtenu ne sont pas respectés. Ils essaient aussi de tenir les Egyptiens et les Israéliens à distance. Les Israéliens, qui avaient négocié les accords d’Abraham avec al-Buhran, attendent d’y voir plus clair. Quant aux Européens, ils regardent avec anxiété les mouvements de réfugiés qui pourraient signifier une nouvelle crise migratoire. Et pendant ce temps, le peuple soudanais va continuer à souffrir.
Jean-Philippe Schaller