Quelle suite après les promesses faites par les talibans à Genève? — Genève Vision, un nouveau point de vue

0

Geneva Solutions (GS): Comment se sont passés les discussions avec les talibans?

Alain Délétroz (AD): Nous avons entamé ici un très bon dialogue sur des questions clés avec des personnes avec lesquelles nous travaillons depuis des années en tant que mouvement armé et qui veulent désormais gouverner le pays. Ils ont également été très francs sur ce qui les mettrait en difficulté lorsqu’ils retourneraient à Kaboul, et la nécessité que la déclaration, et tout ce qui a été discuté, soit mise en œuvre en Afghanistan pour assurer que tous les membres du gouvernement suivront ces lignes.

J’ai été très heureux de constater que les thèmes principaux, sur lesquels nous travaillons avec les talibans depuis plus de quatre ans, sont maintenant pris en compte dans la déclaration: les mines terrestres, les travailleuses du système de santé, la protection des humanitaires dans le pays et l’éducation des enfants. Maintenant, la question est de voir comment se passe la mise en œuvre.

GS: Comment allez-vous vous assurer qu’ils y donneront suite?

AD: Nous avons plusieurs bureaux dans le pays et il y a d’autres agences, comme le CICR (Comité international de la Croix-Rouge), qui sont en mesure de surveiller que les travailleuses puissent retourner à l’hôpital, ou les enfants à l’école. Il sera facile pour nous et pour le monde entier de voir si ces engagements sont mis en œuvre. Concernant le déminage, nous voulons nous assurer que des organisations spécialisées puissent accéder en toute sécurité aux pires endroits, où se trouvent le plus grand nombre de mines terrestres. Nous préparons un programme de sensibilisation aux mines que nous voulons diffuser dans tout le pays.

La délégation talibane a aussi eu une longue rencontre avec le Docteur Tedros (directeur général de l’Organisation mondiale de la santé), le directeur général du CICR et le secrétaire général de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR). Nous les avons juste présentés les uns aux autres et avons quitté la salle. Mais je n’ai absolument aucun doute que le programme de mise en œuvre pour faire face à la crise humanitaire a été discuté de manière assez précise.

Les talibans sont très attentifs à chaque mot avant de signer un document. La semaine dernière, nous avons aussi discuté de chaque mot. Mais l’expérience que nous avons avec eux, c’est qu’une fois qu’ils ont signé une déclaration avec nous, ils respectent leurs engagements.

GS: Ont-ils manifesté de l’intérêt à revenir?

AD: Oui, bien sûr. Et j’ai l’intention de me rendre de nouveau en Afghanistan au cours du deuxième semestre de cette année pour passer en revue la déclaration ensemble.

GS: Pourquoi les faire venir à Genève?

AD: La visite s’inscrivait ici dans le cadre de notre engagement habituel avec eux et avec d’autres groupes armés. De temps en temps, nous aimons amener les structures de commandement d’un mouvement armé à Genève pour les sortir du champ de bataille et les exposer aussi à ce que nous appelons l’esprit de Genève, et leur permettre d’être pendant quelques jours dans une ville internationale, où nous pouvons parler calmement. Dans certains cas, comme nous l’avons fait lors de cette visite, nous proposons à d’autres organisations de les rencontrer aussi, car L’Appel de Genève n’est malheureusement que l’une des rares ONG à parler à bon nombre de ces mouvements armés.

GS: Vous leur avez aussi parlé des conventions de Genève. Quelle a été leur réaction?

AD: Le fait qu’ils ont des obligations à l’égard de ces conventions est clair pour eux, mais nous les avons aidés à comprendre leurs obligations plus en détail. Nous leur avons par exemple fourni des modèles concrets de lois qui doivent être mises en place. Pour ce qui est des obligations qui leur incombent en vertu des lois sur les droits humains, il s’agissait d’un dialogue ouvert. Leur ligne rouge est toujours de savoir si cela va à l’encontre de ce qu’ils appellent les valeurs de l’Émirat islamique d’Afghanistan.

GS: Un groupe de femmes afghanes a organisé une manifestation devant l’hôtel où logeait la délégation, l’interpellant sur le fait de ne pas avoir invité de femmes afghanes à la table. Pourquoi ne l’étaient-elles pas?

AD: Nous avons beaucoup de solidarité dans nos cœurs pour les souffrances des femmes afghanes. Notre sous-directrice des opérations, Vanessa Merlet, est venue parler aux femmes pendant environ deux heures et elles ont eu une discussion très constructive au cours de laquelle elle a expliqué notre mandat.

Mais c’était une réunion strictement humanitaire. Nous avons abordé les questions féminines sous deux angles : le personnel féminin dans le système de santé, et l’obligation de protéger les populations civiles, y compris les femmes. D’autres problématiques, telles que les femmes au sein du gouvernement, ne sont pas de notre ressort. Nous ne voulions pas que d’autres organisations soient dans la salle pour cette discussion en comité restreint. Mais je tiens à souligner que la directrice de L’Appel de Genève à Kaboul est une femme et qu’elle a été très impliquée dans la préparation des discussions et des réunions elles-mêmes. Notre directrice pour l’Eurasie, Marie Lequin, et notre directrice adjointe des opérations sont également des femmes. L’un des deux conseillers juridiques de L’Appel de Genève est aussi une femme. Elles étaient toutes là autour de la table, et leur présence a été assez bien acceptée.

GS: Quels autres problèmes doivent encore être réglés?

AD: Il y a un sujet important qui sort du cadre des discussions, mais qui est le nerf de la guerre. C’est l’argent. C’est très bien pour nous d’avoir une déclaration au sujet du système de santé et de l’éducation. Mais il y a environ 40 hôpitaux qui ont fermé parce que les gens ne sont pas payés, et c’est la même chose pour les écoles. Si la communauté internationale ne trouve pas un moyen de financer ces systèmes, la crise humanitaire qui existe déjà ne fera qu’empirer. La communauté internationale doit également être plus engagée, mais c’est au gouvernement de facto de gagner sa confiance.

GS: Mais des pays ont déjà promis plusieurs millions de dollars pour l’Afghanistan. Pourquoi cet argent n’arrive-t-il pas au pays?

AD: Pour ma petite équipe de nos trois bureaux en Afghanistan, la rémunération des employés est un problème parce que la globalité du système bancaire ne fonctionne toujours pas pleinement. J’imagine que pour de grandes agences, qui doivent fournir de l’aide sous forme de médicaments, de nourriture et ainsi de suite, le transfert de telles sommes d’argent doit être un véritable casse-tête. Mais cette situation ne peut pas être résolue uniquement par les humanitaires. C’est une décision politique. La question est la suivante : les pays voisins de l’Afghanistan et le reste de la communauté internationale, y compris les grandes puissances, veulent-ils voir l’Afghanistan se muer en une crise humanitaire majeure? Et comment le gouvernement de facto gagnera-t-il leur confiance?

GS: Genève a-t-elle un rôle à jouer pour débloquer l’impasse politique?

AD: Ce que nous avons vu la semaine dernière, c’est un acte clair de neutralité engagée et de politique étrangère en faveur de la paix de la part de la Confédération suisse et du Canton de Genève. Très souvent, ces groupes sont considérés comme des criminels par de nombreux autres États, mais la Suisse a fait confiance à des organisations humanitaires comme L’Appel de Genève et a fourni les visas pour la délégation, comme elle l’a toujours fait.

Article de Michelle Langrand pour Geneva Solutions, traduit de l’anglais par Katia Staehli