„Quand je ferme les yeux, je vois encore Azovstal” — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Les missions d’évacuation sont dangereuses, parfois mortelles. Elles se déroulent au-delà des lignes de front, dans des zones à la merci des belligérants. Le journaliste français Frédéric Leclerc-Imhoff a été tué le 30 mai, alors qu’il couvrait une opération d’évacuation près de la ville de Sievierodonetsk, dans l’est de l’Ukraine, lorsqu’un éclat d’obus a perforé le véhicule blindé dans lequel il voyageait, le blessant mortellement au cou.

Grégory Brissonneau est déjà revenu plusieurs fois vivant de ce type d’opérations et est devenu, malgré lui, une sorte d’« expert en évacuation ».

« Ce n’est pas commun, mais par chance j’ai fait des évacuations dans mes trois dernières missions au Congo, en Birmanie et en Ukraine », a-t-il déclaré. L’humanitaire français a mené une opération en 2018 pour évacuer 11 personnes âgées coincées sous les bombardements en Birmanie et a également aidé à évacuer des femmes, des enfants et des personnes âgées congolais qui avaient fui une zone éloignée près de la frontière angolaise en 2020.

Il reconnaît que, même s’il a pu ressentir de la peur dans des environnements aussi instables, il n’y a pas de temps pour y penser.

Grégory Brissonneau

Lorsque Grégory Brissonneau a débarqué à Dniepr, dans l’est de l’Ukraine, le 24 avril, deux mois après le début de la guerre, son travail semblait simple sur le papier : remplacer le chef du bureau local du CICR, une base couvrant une vaste zone allant de Marioupol à Sievierodonetsk. Mais seulement trois jours après son arrivée, on l’a informé que les Ukrainiens et les Russes avaient conclu un accord. Dans le cadre d’une mission conjointe avec les Nations Unies, il superviserait l’évacuation des civils de la zone de 10 kilomètres carrés couverte par Azovstal, l’une des deux plus grandes usines en Ukraine, si ce n’est en Europe.

Une « mission de vie exceptionnelle »

Quand Grégory Brissonneau est parti pour l’Ukraine, il a dit à ses amis : « C’est une mission de vie ». « Lorsque j’ai signé en tant que délégué du CICR en 2009, c’était exactement pour ce type de mission, pour aider dans ce genre de contexte… Mais ce qui aurait dû être un déploiement d’urgence normal est devenu exceptionnel », a-t-il expliqué.

Le chef des opérations du CICR a dû organiser trois évacuations d’Azovstal en seulement cinq semaines. Avec un membre du CICR, l’aide de quatre collègues ukrainiens qui ont insisté pour participer à la mission et 10 membres du personnel de l’ONU, Grégory Brissonneau a quitté Zaporizhzhia au crépuscule, suivi d’un impressionnant convoi de 50 bus et 20 ambulances pour atteindre au plus vite la gigantesque aciérie de Marioupol.

« Vous partez sans savoir où vous passerez la nuit, les modalités, le rôle que vous allez jouer et vous découvrez peu à peu ce qui va se passer. Il y a de la tension aux points de contrôle, il faut discuter à chaque fois. Le calme et la patience sont les deux mots-clés dans ce genre d’environnement », dit-il, avec des yeux étincelants et rassurants.

Lorsque le convoi est finalement arrivé devant l’usine, le personnel a rencontré 101 enfants, femmes, personnes âgées et quelques hommes, pleurant et portant leurs bagages en état de choc. Ils venaient de passer deux mois sous terre, quelque part dans l’un des nombreux bunkers d’Azovstal, sans lumière du jour, sans nourriture ni eau, fatigués et terrifiés. Grégory Brissonneau se rappelle:

Grégory Brissonneau

Un membre de la mission d’évacuation agit le drapeau du CICR pour signaler l’arrivée du convoi à Azovstal. (Credit: ICRC)

Pendant que le reste du personnel informait les civils de ce qui les attendait, Grégory Brissonneau ne pensait qu’à leur sécurité. Il n’y avait pas de temps à perdre.

Grégory Brissonneau

À leur arrivée, les membres du personnel ont décidé de passer la nuit avec les civils sous les tentes du camp de la ville pour personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDIP), en attendant que des sourires apparaissent sur leurs traits tirés, et en les écoutant partager toute la nuit, avec « une certaine excitation », leurs expériences.

Le lendemain matin, Grégory a finalement pu dormir, après avoir travaillé 20 heures par jour durant cinq jours consécutifs, tandis que le reste des civils toujours cachés dans l’usine a finalement accepté de partir, après avoir appris que cette première évacuation avait été un succès.

Des civiles ukrainiens sont évacués après avoir passé deux mois sous terre dans les sous-sols de l’usine d’Azovstal factory. (Credit: ICRC)

Mission accomplie

Grégory et son équipe ont fini par enchaîner une évacuation après l’autre. La deuxième s’est avérée moins ambitieuse, plus appropriée : « toujours instable, mais les mesures d’atténuation se sont améliorées. Nous avions tiré les leçons [de la première évacuation], nous étions un peu plus organisés avec seulement 10 bus et pas d’ambulance. »

Plus le convoi est gros, plus le temps passé aux points de contrôle est long, mais pour le reste, le processus était identique. Le convoi est arrivé à Azovstal, a évacué les 51 civils restants et s’est dirigé vers Zaporizhzhia, où ils ont décidé s’ils voulaient être déplacés en Ukraine, chercher refuge à l’étranger ou rentrer chez eux pour ceux qui ne savaient pas où d’autre aller.

Avant de quitter l’Ukraine, Grégory Brissonneau avait une dernière mission à accomplir. Il a dû évacuer et enregistrer les centaines de prisonniers, en majorité des soldats, capturés après que les forces russes ont finalement pris Azovstal le 16 mai. Cela a été une énorme et complexe opération que de les enregistrer en seulement trois jours, confie Grégory Brissonneau.

Malgré les Conventions de Genève, la Russie a déclaré qu’elle jugerait les combattants capturés du Régiment Azov, une unité ukrainienne ultranationaliste que le Kremlin qualifie de « néo-nazis », comme des criminels et non des prisonniers de guerre. La Russie a fait état de 2439 Ukrainiens faits prisonniers lors de la reddition d’Azovstal, tandis que le CICR parle de centaines.

Lorsqu’il ferme les yeux, Grégory Brissonneau voit encore Azovstal. « Il est intéressant de constater qu’Azovstal devient votre travail de routine, votre lieu de travail. C’est exceptionnel, mais c’est un travail normal pour un délégué du CICR. Faire simplement votre travail, juste essayer de ne pas échouer », déclare-t-il, tout en sachant que c’était la première fois qu’il avait un tel niveau de responsabilité.

Tous les yeux étaient tournés vers Marioupol et Azovstal pendant toute la durée des opérations. Plus de 300 journalistes, le président du CICR Peter Maurer, le secrétaire général de l’ONU, le monde entier, et même des drones les observaient.

Grégory Brissonneau sait qu’il a fait sa part et rempli les trois objectifs de sa mission : sortir les civils, ramener l’équipe saine et sauve, et enregistrer tous les prisonniers. Même si ce n’est jamais une bonne idée d’être sentimental sur le terrain, il a un regret. Il aurait aimé passer plus de temps avec les civils, en particulier Anna, la mère d’un bébé de six mois, le plus jeune enfant du convoi.

Grégory Brissonneau se souvient de la façon dont il a parlé avec elle dans le français qu’elle a appris à l’Université de Marioupol, et de son « bébé heureux », comme elle l’appelait, toujours souriant malgré le fait d’avoir passé les deux tiers de sa vie en guerre.

« C’est ma vie », confie le délégué du CICR, qui a débuté sa carrière en tant que responsable des ressources humaines au Club Med en France.

Grégory Brissonneau

L’adrénaline est le carburant qui pousse des gens comme Grégory Brissonneau à poursuivre leur mission. Et nous apprenons qu’il partira le 20 juin pour Cox’s Bazar, le plus grand camp de réfugiés rohingyas au Bangladesh. Il va refaire ses valises, à 47 ans, toujours sans épouse ni enfant, mais avec les réfugiés rohingyas dans son cœur, et une aciérie ukrainienne qui danse sous ses yeux.

Article de Kyra Dupont pour Geneva Solutions, traduit de l’anglais par Katia Staehli