Poutine: le grand jeu — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Thomas Friedman, l’éditorialiste du « New York Times » compare la relation de Poutine avec les États-Unis à celle d’un boyfriend éconduit. Et il lui souhaite, sur un mode cynique, bonne chance s’il tente l’invasion, et un enlisement pareil à celui que l’Amérique a connu en Afghanistan. Qu’il y aille, et tant pis pour lui !

Les Ukrainiens ont raison de se faire du souci, et de se préparer au pire. Car ils sont au milieu d’un marchandage géopolitique qui les dépasse et les ignore. Il y est question de zones d’influence, d’équilibre de la terreur, de nouveau Yalta, d’intérêts bien compris ; jamais de leur liberté ni de leurs droits les plus fondamentaux. C’est le plus étonnant dans cette affaire qui dure maintenant depuis plusieurs années : la liberté de ce peuple aux portes de l’Europe n’est pas retenue comme un facteur qui compte.

Un souci de plus : l’Europe est divisée. Comme souvent sur la politique étrangère, mais là, les conséquences pourraient s’avérer douloureuses. La nouvelle ministre allemande des affaires étrangères, Annalena Baerbock ne s’en est pas laissé conter l’autre jour à Moscou, et a dit son fait aux Russes. Le chancelier allemand Olaf Scholz s’est résolu, un peu à contrecœur, à la soutenir. Les observateurs ont surtout noté l’appel à la « sagesse » du chancelier dans les éventuelles mesures de rétorsion, le mot voulant dire : « prudence ». L’exclusion parfois évoquée de la Russie du système international de transactions bancaires Swift, considéré comme l’arme fatale, aurait été retirée du catalogue, à la demande de Berlin. Car l’Allemagne tient à la mise en service du pipeline Nord Stream 2 qui doit l’approvisionner avec le gaz russe, indispensable à sa transition énergétique.

La France, elle, se lamente de voir son partenaire russe en mauvaise position. Elle rêve d’un compromis dont elle serait l’instigatrice, et Poutine reconnaissant. Et tous savent que les Européens n’ont pas envie d’avoir froid. Même si les importations de Norvège ont augmenté un peu et que l’on s’approvisionne désormais aussi au Qatar, la part du gaz russe en Europe s’approche des 50%. Qui veut mourir de froid pour Kiev ? Personne. Pas plus qu’autrefois on n’était prêt à mourir pour Dantzig.

Les Ukrainiens recevront du matériel, du conseil spécial, et du soutien logistique, mais ils vont devoir se débrouiller seuls dans le corps à corps. Joe Biden avoue que l’idée d’engager une nouvelle aventure militaire après le retrait désastreux d’Afghanistan le rebute profondément. Et aussi, commence-t-on une guerre à cet âge-là ?

C’est sa force, cette capacité de faire croire qu’il est plus formidable qu’il n’est. La puissante Europe, elle, au contraire, se sent colosse aux pieds d’argile.

Poutine gagne sur tous les fronts. Il fomente des cyberattaques, concentre des troupes, tance ses adversaires, exige des concessions, accuse les autres de tous les maux, il menace. C’est sa force, cette capacité de faire croire qu’il est plus formidable qu’il n’est. La puissante Europe, elle, au contraire, se sent colosse aux pieds d’argile. Et de fait, l’Occident tout entier paraît désemparé devant cet adversaire malin, qui attend le moment opportun – peut-être la fin des JO – pour conclure sur le terrain une longue et minutieuse préparation psychologique. Cet homme-là « emmerde » tout le monde, si l’on osait le vocabulaire macronien.

Le Biden de la bourde qui nous faisait penser, malgré nous, au détestable « sleepy Joe », s’est essayé aussi au juron cette semaine en lançant une injure redoutable à l’encontre d’un agaçant journaliste de « Fox News ». Mais le mot avait tout d’un réveil réjouissant. Le président est vivant, prêt à en découdre.

Le face-à-face improbable entre le plus tout à fait jeune et le déjà très vieux, entre le Poutine hâbleur et le Biden madré, ce face-à-face, qui avait débuté à Genève sous nos yeux inquiets, ressemble de plus en plus à un détestable jeu de dupes. Ce serait risible, et bientôt ennuyeux, si le sort d’une partie du monde n’en dépendait.

André Crettenand