Pour Marina Ovsiannikova, dénoncer la propagande russe en direct à la TV „équivalait à se jeter sous un char” — Genève Vision, un nouveau point de vue

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La scène n’avait duré que sept secondes: la journaliste avait pu passer à côté des officiers de sécurité postés près du plateau et elle avait sorti l’affiche dissimulée dans sa manche. Le direct avait aussitôt été coupé, mais elle avait réussi son coup.

Ce geste a eu un retentissement mondial et a bouleversé sa vie. Arrêtée et surveillée, elle a pu fuir clandestinement vers la France en février dernier. Elle raconte son histoire dans un livre intitulé « No War » (« Pas de guerre », paru aux Editions de l’Archipel), un ouvrage qui commence par cette fameuse scène. L’émission de la RTS « Tout un Monde » a pu la rencontrer à Paris.

Revoir le sujet du 12h45 sur cette intrusion: Intrusion au téléjournal le plus regardé de Russie pour dire non à la guerre en Ukraine

Montrer que les Russes ne soutiennent pas tous la guerre

Marina Ovsiannikova dit avoir été immédiatement opposée à l’invasion de l’Ukraine: « Je savais déjà que je quitterais le poste que j’occupais, je ressentais le besoin de protester contre cette guerre. » Elle confie avoir tout d’abord voulu manifester à Moscou, mais elle a changé d’avis en voyant que toutes les personnes qui osaient protester étaient immédiatement arrêtées.

« C’est à ce moment-là que j’ai décidé de me ‘jeter sous le char’ », avoue la journaliste. « C’était un acte équivalent au suicide. J’ai décidé de sortir cette pancarte en direct pour montrer au monde entier que les Russes ne sont pas tous en train de soutenir cette guerre, qu’ils peuvent protester et qu’il est nécessaire de défier cette propagande. »

Marina Ovsiannikova

Son action visait tout d’abord la population russe elle-même. Elle voulait avertir les « Russes zombifiés par cette propagande », leur dire de pas y croire, que ces propos n’étaient que des mensonges.

Pas la bienvenue en Ukraine

Marina Ovsiannikova savait que son geste aurait des conséquences, sans savoir exactement lesquelles. Elle a été licenciée, puis interrogée par la police. Elle a ensuite vécu pendant près d’une année en Russie, entre convocations devant les tribunaux, surveillance à domicile et relations houleuses avec ses proches. Sa mère s’est retournée contre elle et son ex-mari a obtenu la garde des enfants.

Malgré tout, elle a tenu à continuer à exercer son métier et à dénoncer la guerre. Elle s’est pour cela rendue en Ukraine, à Odessa puis Kiev. Mais ce voyage ne s’est pas déroulé comme elle l’avait espéré: alors qu’en Russie, on l’accuse d’être une agente occidentale, en Ukraine, certains l’accusent d’être une agente russe.

« Je ne m’y attendais pas du tout, j’avais de très bonnes intentions. Je voulais aller en Ukraine en tant que journaliste indépendante et démontrer aux Russes toutes les horreurs qu’on y voyait: Boutcha, Marioupol, Kharkiv. Je voulais détruire la propagande russe », se souvient-elle. Aujourd’hui, elle comprend que c’était une erreur, que toute personne en possession d’un passeport russe n’était pas la bienvenue sur le territoire ukrainien.

Marina Ovsiannikova

La journaliste pense désormais qu’il faudra beaucoup de temps pour sortir de cette situation, que les peuples russe et ukrainien seront ennemis pendant longtemps: « La situation sera équivalente à la chute du régime d’Hitler dans l’Allemagne nazie. La Russie devra suivre ce cheminement, reconnaître ses fautes, être jugée et payer des réparations. Alors seulement, on pourra arranger la situation. »

Vladimir Poutine utilise ses ennemis

Marina Ovsiannikova connaît les rouages de la propagande de l’intérieur pour en avoir été l’un des maillons. Dans son livre, elle raconte sa prise de conscience progressive. Depuis plusieurs années déjà, elle ressentait un dégoût pour son travail. Sa chaîne Pervy Kanal est tombée sous la coupe du Kremlin, comme la plupart des médias publics ou privés. L’information est strictement contrôlée par sa hiérarchie et rien ne doit déplaire au pouvoir.

Pour elle, la guerre russe de l’information a besoin de relais en Occident et tient aussi grâce aux personnalités occidentales qui soutiennent la Russie. « Ils valent de l’or pour la propagande. Dès que quelqu’un s’exprime en faveur de Poutine, la télévision russe lui donne immédiatement l’antenne. »

Marina Ovsiannikova

Selon la journaliste, Vladimir Poutine a besoin de ses ennemis en ce moment, tant les ennemis intérieurs que les ennemis extérieurs, pour asseoir son pouvoir. « Mais c’est Poutine qui est l’ennemi numéro un de la Russie. Il la détruit économiquement mais aussi du point de vue démographique et démocratique. C’est lui le traître et le destructeur de notre pays tant économiquement que politiquement. »

Un souhait: que la Russie perde le plus rapidement possible

Finalement, Marina Ovsiannikova a tout de même pris la décision de fuir son pays. A cette époque, elle se trouvait dans une zone grise et savait qu’elle risquait gros. « Je devais me cacher tout le temps des diverses personnes qui me suivaient. J’étais assignée à résidence, j’ai passé une nuit en prison. »

En outre, les condamnations lourdes commençaient à pleuvoir sur les opposantes et opposants à la guerre. Un jour, elle a décidé de couper son bracelet électronique et de quitter le pays en secret avec sa fille mineure, avec l’aide de Reporters sans frontières. « Cette fuite, c’était comme fuir de la Corée du Nord. Le directeur de RSF l’a comparée au franchissement du Mur de Berlin. »

Marina Ovsiannikova

La journaliste est finalement arrivée à Paris et elle remercie la France de lui avoir « sauvé la vie » et le président Emmanuel Macron de lui avoir proposé l’asile politique.

Pour Marina Oksiannikova, il n’y a aujourd’hui qu’un seul moyen de mettre fin à la guerre: que la Russie la perde le plus rapidement possible. C’est son souhait le plus fort et si son geste de quelques secondes n’a pas changé le cours de l’histoire, il a tout de même jeté la lumière sur cette frange de la Russie qui ose dire non.

Propos recueillis par Alexandre Habay, traduction de Elena Carlé

Adaptation web: Frédéric Boillat