Peter Maurer: «J’ai eu un impact – c’est ce qui compte» — Genève Vision, un nouveau point de vue

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SRF: Peter Maurer, quel sentiment prédomine après ces dix années?

Peter Maurer: Je ressens une grande satisfaction vis-à-vis de ce que j’ai pu faire, et je suis convaincu que le moment est venu de partir. Mais j’ai aussi rencontré beaucoup de personnes durant cette période et j’ai eu de nombreuses bonnes discussions. La nostalgie est donc aussi présente. Dans l’ensemble, lorsque je regarde en arrière, j’estime que nous n’avons négligé aucun conflit international majeur – que cela a été une période positive pour le CICR.

Êtes-vous une personne différente de celle que vous étiez il y a dix ans?

Je pense que le fait d’être confronté à des conflits et d’en vivre les conséquences vous transforme, surtout lorsque vous y êtes confronté personnellement à de multiples reprises. J’ai été surpris de constater qu’à un moment donné, je me suis rendu compte qu’il est presque plus facile de vivre le conflit en personne que d’en voir les images dans les médias. Lorsque vous voyagez dans des zones de guerre et que vous parlez aux gens, l’horreur prend des proportions différentes. C’est toujours terrible, mais on comprend mieux. Quand on ne voit que les images, le cerveau devient fou. L’horreur réelle est moins impressionnante que l’horreur imaginaire.

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À l’écoute: en 2013, avec un secouriste en Israël. ICRC.

Une partie de votre travail consiste à parler et à négocier avec toutes les parties belligérantes. Cette impartialité est aussi régulièrement critiquée. Comment parle-t-on aux personnes impliquées dans des violations du droit international ?

Il faut avant tout être à l’écoute. Il faut comprendre quelles sont les forces motrices. Comment en sommes-nous arrivés là? Il faut aussi avoir de l’empathie pour les belligérants, même si c’est difficile. Si vous ne voyez dans votre interlocuteur que le contrevenant, le violeur, le terroriste, vous êtes dans une logique de stigmatisation. Il faut sortir de cette logique, sinon vous n’êtes pas un intermédiaire crédible et neutre.

Si vous parlez avec toutes les parties et essayez de les comprendre, vous gagnez une idée de ce que chacune d’entre elles peut faire pour que le dialogue soit rétabli. Mais comprendre ne veut pas dire excuser, il est important de faire la part des choses.

Cette approche n’est pas toujours acceptée, comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, notamment ces derniers temps. Tout le monde exige toujours des positions et considère la neutralité comme un manque de courage. Mais la neutralité est fondamentale pour effectuer ce travail.

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En Irak, 2019: Peter Maurer écoute les témoignages de familles à Mossoul. Ibrahim Sherkhan.

Comment reconnaître, lors d’un tel échange, que ce que vous dites est vraiment compris par votre interlocuteur ?

Les moments intéressants sont ceux où l’autre partie dit quelque chose d’inattendu, où l’on se rend compte qu’un élément supplémentaire d’honnêteté ou d’explication est apparu qui n’avait pas été couvert dans les «talking points» ou le «briefing». Les réactions émotionnelles soudaines indiquent que le ton de la conversation est en train de changer. Ce sont les premiers signes d’un renforcement de la confiance. J’essaie également d’être ouvert et honnête, et de faire les distinctions nécessaires. Cela ne signifie pas que je ne parle pas des violations du droit international humanitaire. Mais j’essaie toujours de replacer chaque chose dans son contexte. Avec le temps, on apprend à le faire.

Où apprend-on cela? Dans une école de diplomatie ?

La diplomatie est à la fois une profession et un art. Comme c’est un métier, certaines choses s’apprennent. D’autres relèvent de l’instinct, de l’intuition, de la perception des humeurs. Cela demande de l’expérience. Il faut apprendre, expérimenter et faire des erreurs; se rendre compte qu’on a mal lu l’atmosphère de la pièce. Pour moi, ce processus a été le plus intéressant de ces dix dernières années, mais aussi avant, lorsque j’étais diplomate. Cela m’a toujours fasciné. Et c’est aussi l’essence même de ce que nous essayons de faire au CICR.

Y a-t-il une conversation qui reste gravée dans votre mémoire, car vous avez pu faire évoluer les choses, faire un pas en avant ?

En toute modestie, je dirais qu’il y en a relativement beaucoup.

Lorsque vous vous êtes rendu en Ukraine en mars pour rencontrer Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, qu’avez-vous obtenu ?

Voyez ce que fait le CICR en Ukraine: en juin, nous avons contribué au premier échange de soldats tués entre les deux parties belligérantes. Nous avons rendu visite à des prisonniers, dans des zones contrôlées par la Russie et l’Ukraine. Grâce à nos contacts avec les autorités russes et ukrainiennes, nous avons pu résoudre plus de mille cas de personnes disparues. Ces résultats sont modestes au regard du problème dans son ensemble. Mais ils n’auraient pas été possibles sans l’existence d’un dialogue et d’une base de confiance.

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Fin mars 2022 à Moscou: Peter Maurer a été fortement critiqué pour cette poignée de main avec Sergueï Lavrov. Keystone / Kirill Kudryavtsev / Pool.

Et pourtant, l’opinion publique vous condamne souvent pour avoir serré la main de personnes comme Sergueï Lavrov, Bachar al-Assad ou Vladimir Poutine …

Il faut vivre avec. La perception du public n’est pas si importante. Notre objectif est de changer la vie des personnes concernées, qu’il s’agisse de soldats ou de civils. Tant que nous avons la reconnaissance et la compréhension de ces personnes, et que les parties en conflit nous accordent une légitimité, cela suffit.

Je comprends que les gens veuillent prendre parti. Mais ce sont deux manières différentes de voir le monde. Pendant dix ans, j’ai joué le rôle d’intermédiaire neutre. Cela ne veut pas dire que je ne suis pas aussi une personne politiquement engagée, qui aime parfois formuler les choses plus clairement ou plus distinctement. Mais c’est le travail. Et il s’avère que la fonction de président du CICR a un impact. C’est ce qui compte.

Traduit de l’allemand par Dorian Burkhalter