Pas de barrage à la guerre totale

9 juin 2023

L’histoire dira peut-être un jour dans quel esprit malade a pu germer l’idée de faire sauter le plus grand barrage d’Ukraine à Kakhovka, libérant ainsi les eaux furieuses du Dniepr alimentées par une retenue de 18 km3, soit un tiers de plus que le Lac de Neuchâtel. Qui plus est un 6 juin, date symbolique s’il en est depuis le D-Day. Comme si, dans l’hypothèse où la responsabilité soit russe, ce qui reste à prouver, le message envoyé aux Ukrainiens dans leurs derniers préparatifs à une éventuelle contre-offensive visant à franchir le Dniepr était le suivant : non, vous ne réussirez pas à débarquer chez nous, dans les territoires récemment annexés par la Russie. En jargon militaire, on appelle cela des « coupures humides », des inondations que les Russes provoquent aussi ailleurs.

Cet esprit malade, s’il est russe, est sans nul doute imprégné de la doctrine Guerassimov, du nom du chef d’état-major qui a théorisé en 2014, lors de l’annexion de la Crimée, ce que l’on appelle aussi la guerre hybride. Selon la doctrine militaire russe, les conflits armés contemporains sont définis comme « une application intégrée de la force militaire et de mesures politiques, économiques, informationnelles et d’autres mesures non-militaires, qui sont mises en œuvre en tirant avantage du potentiel contestataire de la population et des opérations des forces spéciales ». Une forme de guerre totale pour laquelle tous les moyens sont bons. Faire exploser un barrage relève du terrorisme qui par son ampleur vise à désespérer la population. Tout comme la stratégie de bombardement incessant de cibles civiles par drones ou missiles.

AP Photo

Des maisons sous l’eau dans le village inondé de Dnipryany après la destruction du barrage de Kakhovka, en Ukraine, mercredi 7 juin 2023.

Mais comme le dit l’historien et expert militaire Michel Goya, invité dans Géopolitis, « si l’objectif est de saper le moral de la population, historiquement ça ne marche jamais ». La guerre hybride permet aussi d’entretenir le brouillard de la guerre : toute action peut être attribuée à l’adversaire. Ce que n’ont pas manqué de faire les Russes en affirmant,sans en apporter la preuve, que le barrage a été visé par des tirs nourris d’artillerie. Là aussi, Michel Goya n’y croit pas : «il faut faire une multitude de frappes très précises. Je rappelle que la zone est tenue par les Russes et surveillée jour et nuit. On pense qu’on aurait quand même quelques images. Ou alors il faut une explosion unique avec une grosse concentration d’explosifs. L’hypothèse la plus probable est qu’il n’y a que les Russes qui ont pu effectuer ce sabotage. » Indifférents au fait que cela toucherait aussi les populations situées dans la zone qu’ils occupent, et en particulier la Crimée, qui risque de se retrouver privée de l’eau du canal relié au Dniepr, ils ont surtout vu l’avantage tactique.

L’ampleur de la catastrophe est telle qu’elle va créer une crise humanitaire obligeant l’état ukrainien à prendre en charge des milliers de sinistrés. Le président Zelensky n’ayant pas attendu longtemps pour fustiger le manque d’aide humanitaire apporté par les organisations internationales dont la Croix-Rouge… Mais à plus long terme, c’est aussi une catastrophe environnementale sans précédent depuis Tchernobyl. Un « écocide » dénoncé par Zelensky dont les conséquences sont encore difficiles à évaluer. Des conséquences sur l’agriculture aussi, alors que les exportations de blé ukrainien vitales pour de nombreux pays d’Afrique et du Moyen-Orient, sont toujours sous la menace de la rupture du fragile accord signé entre Russes et Ukrainiens, et renouvelé jusqu’en juillet.

Dans cette guerre, tous les barrages ont sauté. On ne compte plus les crimes de guerre russes. Mais les bombardements ukrainiens sur des villes russes dans la région de Belgorod ciblant des civils peuvent également en être. Les Ukrainiens ont eux aussi attaqué des infrastructures comme le pont de Kertch, ce qui ne tombe pas forcément sous le coup du protocole additionnel aux Conventions de Genève protégeant les biens civils (article 52), puisqu’il pouvait servir à des opérations militaires. Mais on peut se poser la question en ce qui concerne le sabotage du pipeline Nord Stream 2, dont le Washington Post affirme qu’il a été effectué par un commando ukrainien. Une opération niée par Volodymyr Zelensky, qui selon le quotidien américain citant des renseignements européens, en aurait été tenu à l’écart. Les Russes, quant à eux, continuent à accuser ceux qu’ils appellent les Anglo-Saxons, comme au bon vieux temps de la Guerre froide…

Jean-Philippe Schaller