Moncef Marzouki: „Tout ce que veulent les Occidentaux, c'est qu'on fasse les gardes-frontière” — Genève Vision, un nouveau point de vue

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« Vous n’avez pas idée de la misère, de la frustration et de la colère des gens en Tunisie. Tout ça va finir par une série d’explosions qui ne seront peut-être pas autant pacifiques et démocratiques qu’en 2011 », prédit-il au micro de la RTS.

Invité de La Matinale jeudi, celui qui fut le premier président de la République élu depuis la chute de Ben Ali en 2011, juge sévèrement la situation actuelle dans le pays et notamment le rôle de Kaïs Saïed, président tunisien depuis 2019.

« Nous étions sur le bon chemin, le train de la démocratisation était sur les rails, mais malheureusement la contre-révolution l’a fait dérailler et aujourd’hui, la Tunisie est revenue à ses anciens démons », juge-t-il.

« On pensait que Kaïs Saïed, en tant qu’universitaire et professeur de droit, était un homme qui allait respecter la Constitution. Or la première chose qu’il a fait a été d’abroger cette Constitution », rappelle-t-il également.

Un discours présidentiel raciste

Un président qui s’est aussi illustré récemment par des propos très durs envers les migrants en provenance d’Afrique subsaharienne, les décrivant notamment comme « des hordes de clandestins » qui sont « source de violences et de crimes » et qui à terme, pourraient effacer le caractère arabe et islamique de la Tunisie.

Des mots qui ont été suivis par une vague de violences envers des migrants à travers le pays.

« Ce discours m’a rappelé les discours racistes qu’on peut entendre en France, aux Etats-Unis et partout dans le monde. Il m’a fait honte (…) Nous sommes le dernier pays à pouvoir accepter ce genre de discours qui, en plus, est complètement faux et délirant. Les migrants qui viennent chez nous sont des gens qui ne veulent pas rester en Tunisie. Ils ne souhaitent pas s’installer dans le pays, ils veulent partir pour l’Europe », analyse Moncef Marzouki.

Des bâtons dans les roues de la démocratisation

Mais alors, que s’est-il passé en l’espace de 10 ans pour que la Tunisie en arrive à ce stade, elle qui était si pleine d’espoirs après la chute du régime? Pour Moncef Marzouki, plusieurs raisons expliquent cet échec.

« Quand vous êtes dans une situation post-révolutionnaire, les attentes des gens sont extraordinaires. Ils imaginent que du jour au lendemain, leur situation économique va changer. Or vous devez vous battre avec la contre-révolution, avec l’ancien système dont vous avez hérité. Vous ne pouvez pas faire de transformations magiques et les opposants jouent sur ces désillusions et déceptions pour empêcher le processus de continuer », explique-t-il.

L’ex-président estime par ailleurs que des facteurs externes ont entravé les avancées, notamment une opposition de la part de pays voisins. « Il y a un veto régional sur la démocratisation du monde arabe. Certains Etats ont mis énormément d’argent et de pouvoir pour briser cette vague révolutionnaire. »

Et de citer également d’autres obstacles qui ont tout de suite eu des conséquences sur la démocratisation. « Pendant ma présidence, nous avons mis en place un certain nombre de processus démocratiques, mais nous avons été contraints par la crise économique. Ensuite, nous avons eu affaire à des attaques terroristes », rappelle-t-il.

La responsabilité de l’Occident

Moncef Marzouki estime aussi que l’Occident a failli dans l’aide qu’elle aurait pu apporter à la Tunisie dans ces années cruciales. « Ils ne nous ont pas beaucoup aidé, car ils étaient sceptiques face à une révolution qui aurait apporté d’après eux des islamistes au pouvoir. Même si c’était démocratique, certains n’en voulaient pas. »

Plus globalement, c’est pour le politicien la volonté de voir le pays et l’ensemble du Maghreb comme une barrière face à la migration, qui a bloqué les avancées réelles.

« La politique des Occidentaux est que la Tunisie, l’Algérie, le Maroc ou encore la Libye fassent barrage. C’est pour ça qu’ils ont toujours promu les dictatures plutôt que les démocraties, parce qu’ils les estiment plus capables de tenir les rênes », analyse-t-il.

Et de conclure:  » Sauf que le Maghreb, et pas seulement la Tunisie, subit une pression du sud, avec les migrants, et du nord, avec l’Europe qui fait pression sur les pays maghrébins. Tout ce qu’ils veulent c’est qu’on fasse les gardes-frontière (…) mais tout ça ne va pas fonctionner puisque nous sommes nous-mêmes producteurs de cette migration avec des Tunisiens qui partent vers l’Europe. Ce sont des plaques tectoniques qui bougent, et ces plaques, ce sont la guerre et la misère. Pour stabiliser les populations, tant en Afrique du Nord qu’en Afrique subsaharienne, il faut du développement économique et de la démocratie ».

Propos recueillis par David Berger

Adaptation web: Tristan Hertig