Dans la dialectique du maître et de l’esclave d’Hegel, l’esclave finit par devenir maître à la place du maître parce qu’il est celui qui agit face à un maître passif. Dans une bande dessinée célèbre créée par le génial Goscinny, le grand vizir Iznogoud veut devenir calife à la place du calife, mais n’y arrive jamais. Laquelle de ces deux visions de l’éternelle lutte entre les hommes pour le pouvoir s’appliquera à ce qui se passe en Russie entre le président Poutine-Frankenstein et sa créature Prigojine, qui a échappé à son contrôle, on ne le sait pas encore.
Ce que l’on sait en revanche, c’est que Poutine est entièrement responsable de ce qui lui arrive et de sa situation vacillante, qui annonce le début de la fin selon l’historien britannique Antony Beevor. D’abord par sa trop longue pratique d’un pouvoir mettant en compétition les clans qui le soutiennent pour éviter qu’une personnalité n’émerge et le menace. La fameuse verticalité du pouvoir reposant sur des allégeances personnelles, avec en contrepartie, la certitude pour chacun d’obtenir sa part du gâteau, en se répartissant les fabuleuses richesses du pays. « Tout au sommet la loyauté à Poutine pèse énormément », nous disait la spécialiste de la Russie Anna Colin Lebedev dans Géopolitis. Et la perspective de passer dix ans en prison, comme Khodorkovski à partir du moment où il n’a plus joué le jeu, servait aussi d’anesthésiant.
Evguéni Prigojine, en haut, sert Vladimir Poutine, premier ministre de l’époque au restaurant Prigojine, en dehors de Moscou, en Russie, le 11 novembre 2011.
Mais les rancœurs ensommeillées n’en étaient que plus redoutables et n’attendaient qu’une occasion pour se réveiller. C’est la deuxième erreur de Poutine : de s’être lancé dans la folle aventure de la guerre en Ukraine sur la foi de rapports trompeurs, pensant que ce serait plié en trois jours. La dureté de la guerre et la farouche résistance ukrainienne ont montré l’incompétence des chefs militaires, au premier chef le fidèle d’entre les fidèles Sergei Choigou, ministre de la défense et plus ancien ministre en exercice. Et a contrario, cette guerre que Poutine a toujours refusé d’appeler ainsi, et qu’il ne s’est pas donné les moyens de conduire en mobilisant le pays tout entier, ce qu’il savait éminemment risqué, a ouvert un boulevard à l’ambitieux et rusé Prigojine et à sa milice de mercenaires extrêmement aguerris (à part les prisonniers envoyés au front comme chair à canon), qui ont permis à la Russie de laver l’affront de la contre-offensive ukrainienne réussie de l’été 2022, en prenant Bakhmout, ville sans importance stratégique, mais placée au rang symbolique de nouvelle Stalingrad. On connait la suite. Le bras de fer entre Prigogine et les deux chefs de l’armée, Choigou et Guerassimov traités de « créatures puantes », dans le langage fleuri de l’ex-bandit Prigojine, accusés d’incompétence, de ne pas fournir les armes et les munitions à Wagner, et enfin de bombarder ses hommes, ce qui a déclenché sa « marche pour la justice », qui ressemblait plutôt à une chevauchée des Walkyries. Une marche qui, jure-t-il, n’a jamais eu pour ambition de renverser Poutine…
Reste la question centrale, lourde de conséquences pour cette guerre, mais aussi la sécurité mondiale sachant que la Russie possède le 1er arsenal nucléaire. A quel degré de faiblesse est tombé Poutine et quelle est la grosseur du fil auquel tient encore son pouvoir ? Ses prises de parole n’ont pas aidé à éclaircir les choses. Fustigeant les traîtres au moment de la marche sur la troisième Rome qui s’est arrêtée à 200 km de Moscou samedi 24 juin. Et deux jours plus tard, louant le patriotisme des miliciens de Wagner qui pourront soit intégrer l’armée, soit partir tranquillement en retraite, ou en Biélorussie avec leur chef Prigojine aux bons soins de Loukachenko… La survie de Poutine dépend essentiellement des élites russes qui font froidement le calcul coût-bénéfices du maintien de Poutine au Kremlin. C’est ce qu’expliquait Anna Colin-Lebedev dans Géopolitis : «si vous faites partie des élites, vous avez une rente, vous avez une position pour vos enfants. Et la question que vous vous posez, est-ce que demain dans l’après Poutine, j’ai la garantie de conserver ma position ? »
C’est évidemment la guerre en Ukraine qui scellera son sort. La mise à l’écart des mercenaires de Wagner ne se fera pas directement ressentir, et l’on n’a pas noté de changement majeur sur le front et dans la contre-offensive ukrainienne depuis samedi. Mais nombre de mercenaires ne vont pas accepter d’intégrer l’armée russe pour y apporter leur savoir-faire et l’accusation initiale de traîtrise peut inciter à la rébellion les soldats de l’armée régulière, qui ont une grande admiration pour eux. Tout le monde, et sans doute Poutine le premier, a été frappé par le manque de combativité des forces russes face à la marche de Wagner, avec la prise de Rostov sans tirer un coup de feu.
Mais Poutine qui se pique d’histoire pourra se rassurer avec le rappel d’une autre opération Walkyrie, celle qui devait assassiner Hitler en juillet 1944 et dont l’un des conjurés, un certain général Wagner préféra se donner la mort après l’échec de la conspiration. Comme en écho, l’un des durs de l’entourage de Poutine appelait Prigojine à faire de même…
Jean-Philippe Schaller