L'usage du monde — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Poutine s’incline. Il bout, mais il s’incline. Après Xi, voici l’Indien Narendra Modi qui lui raconte que l’heure est à la démocratie, à la paix, en tous cas pas à la guerre, que le monde a changé. Il s’inclinait, là il explose : « Même pas sa faute ! ». Incroyable, il les a tous rejoints ici à Samarcande, avec impatience, les croyant tous dans le même allant belliqueux, et voilà qu’ils lui font la leçon. Ils lui expliquent le monde. Il croyait être le bras armé de la guerre à l’Occident, le fer de lance d’une imposante coalition. On le juge va-t-en-guerre irascible. Il doit se justifier, en rabattre. Les empereurs l’ont rappelé au cruel statut de vassal. Les revers en Ukraine comptent moins pour lui que cette humiliation diplomatique.

Tout cela a été capté par les caméras. Brièvement. Mais, pour une fois, les extraits autorisés en ont laissé passer plus qu’il n’en fallait. Le communiqué final n’efface pas le ressenti des images. Les sinologues viendront certifier, ou non, ce moment.

L’alliance de la Chine et de la Russie inquiète. Mais la Chine conduit une réflexion subtile, réaliste. Elle ne goûte guère les aventures inconsidérées. Ce n’est pas comme cela qu’elle envisagerait la conquête de Taïwan, par exemple. Elle n’a pas de raison de mettre à mal son marché mondial, elle ne veut pas sacrifier quelques pour cent de son PIB pour un Russe en mal de méridiens. Poutine est un idiot utile, un adversaire encombrant pour l’Occident, mais pas question d’en faire un allié trop puissant, qui aurait des exigences, des velléités, du sans-gêne. On ignore aussi ce que les USA et la Chine ont convenu dans leurs contacts discrets. Les Grands ont parfois de ces cachotteries communes. Poutine ne maîtrise pas l’usage du monde.

On se souvient qu’au Conseil de sécurité, la Chine s’est abstenue. On pouvait alors l’interpréter comme un assentiment sobre, ou alors une réserve bienveillante. Aujourd’hui, on pencherait plutôt pour la seconde interprétation. La Chine n’abandonne pas pour autant son objectif de promouvoir un autre ordre mondial. Mais le coup de Poutine ne cadre pas avec le dessein.

Et puis, il y a plus grave encore : Poutine n’est pas invité aux funérailles d’Elisabeth II. Sa porte-parole dit : « Nous considérons cette tentative britannique d’utiliser la tragédie nationale qui a touché le cœur de millions de personnes dans le monde à des fins géopolitiques pour régler des comptes avec notre pays comme profondément immorale… Ceci est particulièrement blasphématoire vis-à-vis de la mémoire d’Élisabeth II ». D’autres n’ont pas reçu non plus de bristol : l’Afghanistan, la Birmanie, la Corée du Nord.

Le blasphème. Qui sait déchiffrer les émotions, saisira le propos, comprendra l’ampleur du mal. Colère sourde. Il s’est courbé, il s’est expliqué. Et maintenant, il n’est même plus invité. Il découvre stupéfait que faire la guerre a son revers. Il y en aura d’autres.

Le seul en scène martial qu’il propose quelques jours plus tard, annonçant la mobilisation partielle, des référendums d’annexion, et le recours toujours possible à l’arme nucléaire, doit effacer la mauvaise séquence. La multiplicité impatiente et brouillonne des mesures révèle l’ampleur de la frustration.

Sur la route de la soie, l’antique, la vraie, Samarcande la mystérieuse fut une étape, un présage peut-être.

André Crettenand