L'OSINT, ou comment le citoyen peut aider à lutter contre la désinformation — Genève Vision, un nouveau point de vue

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C’est grâce à ce nouvel outil que l’avancée des troupes russes en Ukraine a pu être observée. Et c’est également grâce au travail des « osinteurs », comme on appelle les spécialistes de l’OSINT, que les images satellitaires sur la ville de Boutcha ont pu livrer leurs secrets, démontrant que le massacre qui y a eu lieu n’était pas une « mise en scène », comme le prétend Moscou.

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L’OSINT permet ainsi de géolocaliser, de recontextualiser et d’authentifier par exemple une vidéo ou une photo issue du web, ce qui est essentiel dans un contexte de propagande de part et d’autre. Une fois vérifiées, ces images permettent par exemple de comprendre soit la logique des mouvements de troupes de soldats, soit l’endroit exact où se déroulent des frappes aériennes. Les « osinteurs » savent que les réseaux sociaux sont devenus un endroit où on collecte des preuves qui peuvent influencer l’issue d’une guerre.

Cette technique existe depuis quelques années déjà, mais elle a pris plus d’ampleur avec le conflit en Ukraine, comme l’explique dans La Matinale Olivier Le Deuff, maître de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’Université Bordeaux Montaigne. « L’OSINT est une technologie déjà assez ancienne. Ça avait déjà commencé lors du conflit syrien. Cela vient du monde du renseignement et petit à petit on a vu une expansion de cet outil dans le domaine du journalisme et parmi les amateurs. »

Concrètement, à Boutcha, l’objectif a été de « resituer les exactions dans une temporalité », comme le détaille le chercheur. « Le New York Times et son équipe de spécialistes ont pu démontrer qu’il y avait des traces de cadavres qui étaient faciles à remonter avec l’image satellitaire. »

Voir le sujet du 19h30 à propos des enquêtes via images satellitaires concernant Boutcha

Bellingcat, une référence en la matière

C’est le collectif international Bellingcat, devenu une référence en la matière, qui a lancé véritablement le mouvement. Et c’est lui qui a pu contester la version du Kremlin qui nie les crimes perpétrés à Boutcha.

Eliot Higgins, fondateur de Bellingcat

Pour son fondateur Eliot Higgins, la guerre en Ukraine a constitué un véritable tournant. « C’est la première fois que ces différentes communautés se sont réunies pour travailler ensemble sur la responsabilité, la prise de conscience et les différents aspects de cette guerre », explique-t-il dans La Matinale. « C’est quelque chose que j’espère voir se répéter à l’avenir avec d’autres conflits, parce que pendant celui-ci nous construisons de véritables processus d’enquête et d’archivage. Nous transformons les informations provenant d’internet en informations utiles pour d’autres types de parties prenantes comme les décideurs politiques ou des ONG. »

Avec sa carte de l’Ukraine, mise à jour avec les endroits exacts de bombardements ou des pertes militaires russes et ukrainiennes,  Bellingcat assure un suivi en temps réel du conflit. Le principal travail du collectif: collecter et documenter des éventuels crimes de guerre en Ukraine.

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En Suisse aussi

Plusieurs « osinteurs » commencent à avoir une certaine notoriété en Suisse aussi. L’un d’entre eux, Benjamin Pittet, a commencé à s’intéresser à cette pratique en 2019. Comme il l’a expliqué dans La Matinale ce mercredi, il a tout appris sur le tas.

« La plupart des gens partent de zéro. Je me débrouille bien avec un ordinateur mais ça s’arrête là. Je me suis mis dans ce monde via Twitter. C’est vraiment la plateforme de base pour pas mal d’ »osinteurs ». J’ai vu ce que d’autres personnes faisaient et à partir de là j’ai voulu faire quelque chose de similaire. »

Benjamin Pittet s’est fait connaître grâce à ses enquêtes en sources ouvertes sur le déploiement militaire de la Russie aux abords de l’Ukraine avant le déclenchement de la guerre. Il a analysé des vidéos postées sur le réseau social TikTok par des personnes lambda qui attendaient à l’arrêt de bus et filmaient le passage de convois militaires en Russie.

« Mises bout à bout, ces vidéos nous donnaient soit un itinéraire pour ces convois, soit une zone dans laquelle ces véhicules se retrouvaient. Le travail que j’effectuais, c’était de trouver la base dans laquelle étaient déployés ces équipements. Et j’ai trouvé une vingtaine de bases en tout dans un rayon de 250 km autour de l’Ukraine qui avaient une activité anormale ou nouvelle. » Le signe qu’une guerre se préparait. Aujourd’hui, Benjamin Pittet compte plus de 170’000 abonnés sur Twitter.

Importance sur le long terme

Les données récoltées prendront tout leur sens lorsqu’il s’agira pour la justice internationale de juger les éventuels crimes de guerre perpétrés en Ukraine. D’où l’importance maintenant de conserver et d’archiver toutes ces informations, comme l’explique Olivier Le Deuff. « On cherche non seulement à informer, à comprendre ce qui se passe, à évaluer l’information, mais on voit qu’on s’inscrit aussi dans une temporalité plus longue puisqu’il s’agit en l’occurrence de constituer une sorte de base de données dont la portée va être beaucoup plus tardive, quand on sera dans le temps judiciaire. »

Quoi qu’il en soit, pour lui, l’OSINT a fait ses preuves et son avenir est tout tracé. « On a beau travailler de manière collaborative et efficiente, on va probablement essayer d’implémenter de plus en plus des techniques hybrides qui mêlent analyse humaine et intelligence artificielle. »

Quant aux éventuels trolls qui pourraient infiltrer ces communautés de partage, le chercheur en sciences de l’information et de la communication concède que le risque zéro n’existe pas, mais il tempère. « La sûreté n’est jamais totale lorsque l’information est évaluée par un « osinteur » lambda, mais quand ça passe par des collectifs bien huilés, notamment journalistiques, il y a toujours un grand travail de vérification qui est fait par les rédactions. »

L’interview complète d’Olivier Le Deuff, dans La Matinale

Sujet radio: Miruna Coca-Cozma

Adaptation pour le web: Fabien Grenon