Les glaciers suisses dangereux sous haute surveillance — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Lorsque Christophe Lambiel a découvert que de l’eau circulait à la base du glacier suspendu de Moiry, dans le canton du Valais, il a d’abord été surpris, puis inquiet. L’expert en géomorphologie et professeur à l’Université de Lausanne suit l’évolution de la température du glacier depuis environ un an, à l’aide de détecteurs insérés dans deux forages.

À l’intérieur du glacier et à sa base, les températures sont négatives. Cependant, le 5 juin, les températures sont passées à 0°C en quelques heures seulement. «Lorsque cela se produit, il y a un risque d’effondrement», avertit Christophe Lambiel.

La cause de l’augmentation de la température est l’infiltration d’eau de fonte, qui a atteint le point où le glacier est «collé» à la roche. La conséquence peut être une perte d’adhérence et donc un effondrement. «On ne peut pas exclure que la même chose se soit produite sur la Marmolada en Italie», explique Christophe Lambiel.

#Marmolada il momento del crollo alla sommità del ghiacciaio. Bilancio provvisorio 6 vittime, ma ci sono una quindicina di dispersi pic.twitter.com/EAfoIrXmki

— Tgr Rai Trentino (@TgrRaiTrentino) July 3, 2022

Les raisons exactes de la tragédie du 3 juillet dans les Dolomites qui a coûté la vie à onze personnes ne sont pas encore connues. Ce qui est certain, c’est qu’en raison du réchauffement climatique, les glaciers fondent à un rythme de plus en plus rapide. Des phénomènes tels que la chute de séracs et le ruissellement de l’eau sous la calotte glaciaire sont appelés à devenir plus fréquents.

Dans les Alpes suisses, 2022 est une année spéciale, souligne Christophe Lambiel. Il y a eu très peu de neige en hiver, peu de précipitations au printemps et il faisait déjà très chaud avant l’été. «Au début du mois de juillet, les conditions que nous avons observées dans les montagnes étaient celles que l’on voit habituellement au début du mois de septembre», dit-il.

Des randonneurs observent le glacier de Moiry, en Valais, depuis la cabane de montagne du même nom, situé à 2 825 mètres d’altitude. Keystone/Anthony Anex.

Un danger pour les routes, les chemins de fer et les villages

Il y a environ 1400 glaciers en Suisse. Soixante d’entre eux figurent dans l’inventaire des glaciers dangereux, qui est mis à jour chaque année par Geoformer, une société spécialisée dans l’observation des risques naturels. «Ces dernières années, la liste s’est raccourcie. Non pas que le danger ait diminué, mais simplement parce que certains petits glaciers ont disparu», explique l’ingénieur Ingrid Senn.

Un glacier est considéré comme dangereux s’il représente une menace pour les voies de communication ou les zones habitées en aval.

En Suisse, la plupart de ces glaciers sont situés en Valais, le canton qui recense les montagnes les plus hautes du pays. Il s’agit notamment du glacier du Weisshorn dans la vallée menant à Zermatt, du Gruben, du Trift et de l’Allalin. En 1965, la glace et les débris détachés de ce dernier ont enseveli le site de construction du barrage de Mattmark. La catastrophe, l’une des plus grandes de la Suisse contemporaine, a tué 88 personnes, dont 56 travailleurs italiens.

Les risques liés à un glacier sont multiples, explique Pascal Stoebener, chef de la section des dangers naturels du canton du Valais: «Il y a la chute de séracs, qui peut provoquer une avalanche en hiver, l’effondrement de matériaux rocheux libérés par le retrait des glaciers ou encore la vidange soudaine des lacs glaciaires». Ces lacs proviennent de la fonte de la glace et de la neige et peuvent se former sur, dans ou au pied du glacier. Une libération soudaine d’eau peut provoquer des vagues d’inondation ou des coulées de débris.

Regardez comment un lac glaciaire (sur le glacier inférieur de Grindelwald) naît et disparaît

Reconnaître les signaux d’alarme

Le réseau suisse de mesure des glaciers Glamos est l’un des plus anciens et des plus performants au monde. Les premières mesures du glacier du Rhône remontent à 1874. Aujourd’hui, le réseau surveille et documente les changements à long terme de 176 glaciers alpins. Il s’agit principalement de déterminer la surface, la longueur et le bilan de masse des glaciers, c’est-à-dire la différence entre l’accumulation de glace et de neige et la masse perdue lors de la fonte.

Ce suivi de routine est complété par une surveillance plus ciblée des glaciers dangereux. Dans ce cadre, coordonné par les autorités cantonales, certains glaciers sont visités une fois par an, par exemple pour observer leur degré de fracturation, ou voir si un nouveau lac s’est formé. D’autres sont sous étroite surveillance, avec des mesures quotidiennes effectuées toutes les dix minutes.

Daniel Farinotti, glaciologue

«Le but est d’identifier un signal qui permette d’anticiper la chute de glace ou la vidange d’un lac glaciaire», explique Daniel Farinotti, glaciologue à l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) et membre du comité directeur de Glamos.

En plus des survols en hélicoptère et des inspections sur le terrain, les chercheurs utilisent les dernières technologies. Des caméras haute résolution, des radars, des capteurs acoustiques, des détecteurs de vibrations de la glace et des images satellite permettent d’enregistrer le moindre mouvement.

Toutefois, ces mesures peuvent être très coûteuses, jusqu’à 800 francs par jour, précise Pascal Stoebener. «Nous ne pouvons pas les faire pour chaque glacier que nous considérons comme dangereux», dit-il.

Effondrement annoncé à l’avance

En cas d’alerte, les routes et les voies ferrées sont fermées – les feux de circulation passent automatiquement au rouge, bloquant le trafic – et, si nécessaire, la population est évacuée.

En septembre 2017, les autorités valaisannes ont évacué une partie du village de Saas-Grund, situé à 1559 mètres d’altitude. La partie instable du glacier du Trift, qui était en observation depuis 2014, se déplaçait à une vitesse inhabituelle, plus de deux mètres par jour. «En fait, quelques heures après l’évacuation, une avalanche de glace s’est déclenchée», se souvient Pascal Stoebener. «Heureusement, elle n’a pas atteint la vallée.»

Le glacier du Trift a perdu un autre morceau le 26 juin, comme on peut le voir dans la vidéo amateur suivante. On estime que 25’000 mètres cubes de glace sont tombés, soit environ un dixième de la quantité qui s’est détachée de la Marmolada. À la suite de l’effondrement, la municipalité de Saas-Grund a temporairement fermé l’accès à la montagne.

Glaciers froids et tempérés

Il est toutefois impossible de surveiller chaque changement et de prévenir ainsi une hypothétique tragédie. Les lacs qui se forment dans une poche intérieure d’un glacier, par exemple, échappent à toute observation, et pour certains types de glaciers, il est difficile de comprendre ce qui se passe.

Pour les glaciers dits «froids», dont la température est inférieure au point de fusion, les mesures permettent de détecter les ruptures de la glace et de prévoir un éventuel effondrement. Dans le cas des glaciers «tempérés», cependant, cela est plus difficile à anticiper. Ces glaciers, dont la température est proche du point de fusion, ne sont pas «collés» à la roche, mais s’écoulent en continu. «Si une accélération est observée, il n’est pas certain qu’un effondrement se produise. Nous ne pouvons pas activer une alarme à chaque fois qu’il y a du mouvement, car cela entraînerait un grand nombre de fausses alertes», explique Daniel Farinotti.

Ensuite, il y a les glaciers qui ont des parties froides et tempérées. «C’est le scénario le plus complexe, car il n’y a pas d’accélération avant l’événement», estime Daniel Farinotti.

Lire: Le recul des glaciers rend-il les Alpes plus dangereuses ?

Demain, dans trois ans ou peut-être jamais

Les experts en risques naturels s’accordent à dire que pour ceux qui vont en montagne, le risque zéro n’existe pas. «Nous gardons un œil sur les glaciers qui représentent un danger pour les infrastructures et les zones habitées, pas ceux qui menacent les sentiers de randonnée et les voies d’accès aux sommets», insiste Pascal Stoebener. «Se rendre à la montagne est une question de responsabilité individuelle».

Christophe Lambiel de l’Université de Lausanne continuera à surveiller le glacier de Moiry. Il évitera cependant de monter à des altitudes plus élevées pendant les jours les plus chauds de l’été. «Une partie du glacier va se détacher, peut-être demain ou dans trois ans. Le glacier pourrait également fondre progressivement jusqu’à disparaître complètement, sans causer de dommages», précise-t-il. «Personne ne peut le savoir.»

Traduction de l’italien: Katy Romy, Swissinfo.ch