Les avoirs gelés des oligarques russes seront très difficiles à confisquer — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Séquestrer temporairement un bateau, c’est une chose. Le confisquer définitivement et le vendre, à l’image de ce que souhaite le président du Conseil européen Charles Michel, c’est une toute autre démarche.

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Des mécanismes juridiques différents

Les Américains et les Européens ont déjà gelé des dizaines de milliards d’avoirs des oligarques. Joe Biden a redit la semaine dernière qu’il envisage de les utiliser pour financer la reconstruction de l’Ukraine. Pour cela, il doit soumettre un plan au Congrès qui permettrait de créer une nouvelle norme fédérale.

« Les sanctions ne font que bloquer les mouvements des biens, les oligarques ne peuvent temporairement pas y accéder, les utiliser », explique Maria Nizzero, chercheuse au Centre sur le crime financier et la sécurité à Londres. lundi dans l’émission Tout un monde. « Pour confisquer des avoirs, il faut se doter de mécanismes juridiques bien différents, essentiellement prouver qu’il y a quelque chose de criminel derrière les actions des oligarques ou leur richesse. Et donc prouver que cette richesse a été avant tout acquise de façon illicite. »

Une armada de juristes planchent actuellement sur la proposition présidentielle.

Un long processus en perspective

Maria Nizzero pense que le processus sera long: « si l’on crée cette nouvelle norme, être lié au Kremlin ne va pas suffire. Il faudra démontrer que les oligarques savaient que l’argent provenait de la fraude ou de la corruption. Et pour cela, on ne peut évidemment pas compter sur les procureurs russes. »

Pour ce qui est des réserves gelées de la Banque centrale russe, c’est encore plus compliqué, puisque cet argent appartient, selon Maria Nizzero, à la population russe.

Des précédents avec l’Iran ou l’Afghanistan

Même si l’opinion publique américaine semble favorable à la saisie et à la vente d’avoirs russes, il faut tout de même respecter les droits des oligarques, les lois internationales et les traités qui interdisent la saisie de biens étrangers sans procédure pénale.

« La Chambre des représentants a déjà passé une loi qui demande à Biden de vendre ces biens saisis, mais n’a pas encore été plus loin », indique Jason Bartlett, chercheur au Center for New American Security à Washington. « On sait qu’il y a des précédents avec l’Iran par exemple où les biens saisis ont servi à indemniser les victimes de groupes terroristes iraniens. Ou avec l’Afghanistan où les Etats-Unis ont gelé les avoirs de la Banque centrale, afin qu’ils ne soient pas utilisés par les talibans. Il y a beaucoup de débats en cours sur différents scénarios. »

Jason Bartlett rappelle qu’il existe aussi des lois d’exception, mais la situation d’aujourd’hui est inédite. Après les attentats du 11-Septembre, les Etats-Unis ont adopté le Patriot Act, « qui autorise un certain nombre de dérogations quand le pays est en guerre », notamment en gelant et en confisquant des biens et des avoirs financiers dans le but de les reverser à des victimes pour réparation. « Mais dans ce cas précis, les Etats-Unis ne sont pas en guerre avec la Russie », souligne le chercheur.

Difficulté supplémentaire, les biens confisqués devraient servir à un pays tiers, l’Ukraine, ce qui complique encore la donne. De leur côté, les Européens s’activent, Pologne en tête, pour que l’Union se saisisse de cette question.

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Pour certains procureurs italiens, on devrait s’inspirer des lois qui permettent de saisir et vendre des biens mafieux en Italie. Là encore, il faudrait prouver que les entreprises des oligarques ont encouragé ou bénéficié directement de la guerre en Ukraine.

Une riposte déjà organisée

Le Kremlin n’a pas attendu la confiscation forcée des biens russes à l’étranger pour riposter. Les autorités ont laissé entendre que les avoirs de certains pays jugés hostiles pourraient être saisis.

Des entrepreneurs russes auraient déjà racheté des parts d’entreprises étrangères qui ont quitté le pays et un certain nombre de lois d’expropriation sont en attente devant le Parlement.

« Il y a eu des propositions et des projets de loi qui ont été préparés devant la Douma visant à punir les entreprises étrangères qui quittaient précipitamment la Russie », explique Julien Vercueil, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales de Paris. « Le processus de sortie de la Russie peut prendre du temps suivant les types d’actifs qui sont en Russie, selon la possibilité de les vendre ou pas. » Le chercheur souligne qu’au moins 600 entreprises ont décidé de quitter le marché russe.

Des oligarques préviennent contre les dangers de l’expropriation

La Russie a aussi gelé certains biens, mais au-delà de l’oeil pour oeil, l’expropriation ou la nationalisation comportent des dangers dont certains sont bien conscients. « Entre son vote et sa promulgation, il peut se passer du temps », détaille Julien Vercueil. « Le temps permet aussi de réfléchir aux conséquences que cela peut avoir. »

Une série d’oligarques relativement connus en Russie ont pris position contre ce type de lois, indique le chercheur. Pour eux, cela risquait d’aggraver les conséquences économiques du départ de ces entreprises, puisqu’on exproprierait les entreprises sans les dédommager au niveau requis. « On donnerait ainsi un signal aux entreprises restantes qu’elles aussi risquent d’être expropriées à un moment ou à un autre. »

Pour le moment c’est la guerre des mots qui fait rage. Le président de la chambre basse du Parlement Viatcheslav Volodine a déclaré que les biens saisis aux riches citoyens russes n’ont pas vraiment beaucoup de poids dans le développement du pays.

Des annonces à portée politique

Les Occidentaux et les Etats-Unis en particulier veulent montrer qu’ils ne plient pas face à la Russie, qu’ils combattent ce que Joe Biden appelle une kleptocratie.

« Le principal danger serait de trouver une solution trop précipitée, sans considérer des conséquences futures », met en garde Maria Nizzero. « Si on veut utiliser ce moyen-là comme une arme de politique étrangère, la route sera longue et pleine d’obstacles. On ne peut pas ignorer ce qu’une telle décision dira de nous en tant que démocratie. » Pour la chercheuse, il est en effet capital de ne pas « se rapprocher des méthodes utilisées par les régimes autoritaires auxquels on s’oppose ».

Mais d’autres idées émergent aujourd’hui pour faire payer la reconstruction de l’Ukraine à la Russie. Dernière en date, celle de l’Estonie qui propose de rediriger une partie des paiements du gaz russe sur un compte bloqué destiné à l’Ukraine.

Un chantier de reconstruction qui coûterait, selon les chiffres de The Economist, entre 200 et 500 milliards de dollars.

Francesca Argiroffo/ebz