C’est l’histoire du verre à moitié vide, ou à moitié plein. Faut-il voir une défaite pour le président Erdogan qui n’a pas réussi, contrairement à ses deux précédentes élections à se faire élire au premier tour? Ou une victoire, puisque contrairement aux sondages, il devance largement son adversaire et a de grandes chances de l’emporter au 2e tour le 28 mai?
En tout cas, les partisans de Kemal Kiliçdaroglu ont la gueule de bois et n’y croient plus vraiment. Erdogan a plus de deux millions de voix d’avance et son parti islamo-conservateur l’AKP a remporté la majorité des sièges au parlement avec l’extrême-droite. Ainsi donc, l’hyperinflation (44% en avril en moyenne annuelle), l’économie vacillante, l’autocratie de plus en plus raide et la mauvaise gestion du tremblement de terre, qui a fait officiellement 50’000 morts, sur fond de corruption dans le secteur de la construction, rien n’y a fait. Les victimes du séisme qui se déclaraient abandonnées par l’état ont même été nombreuses à estimer finalement que le Reis, comme ses partisans surnomment Erdogan, avait fait du bon boulot !
Le président turc Recep Tayyip Erdogan, à droite, et son épouse Emine, lors d’un rassemblement de partisans à Ankara, en Turquie, jeudi 15 mais 2023.
Dans leur malheur, les gens s’accrochent à une image de stabilité par peur de l’inconnu, mais surtout ils ont pu bénéficier du clientélisme à outrance d’Erdogan et de son parti. Dans leur vision « bisounours », un certain nombre d’Européens espéraient que la Turquie saurait trouver avec le social-démocrate Kiliçdaroglu la porte de sortie vers une relation plus apaisée avec ses voisins, notamment la Grèce et qu’elle reviendrait au bercail occidental dans la nouvelle donne géopolitique initiée par la guerre en Ukraine. Mais non ! Même s’ils ont été ébranlés par la proximité du conflit ukrainien, les Turcs considèrent que leurs intérêts seront mieux défendus par ce qu’Isabelle Mandraud et Julien Théron nomment « le pacte des autocrates », dans un livre saisissant, entre Poutine et Erdogan.
Ce qui n’empêche pas Erdogan de jouer sur deux tableaux : accueillir à bras ouvert les riches Russes interdits de Côte d’Azur, négocier avec Poutine le passage des céréales ukrainiennes par le Bosphore, lui acheter des missiles S400, tout en restant dans l’OTAN et en vendant des drones militaires à l’Ukraine. Bref, l’islamo nationalisme, avec le bon score du candidat nationaliste Sinan Ogan a encore de beaux jours devant lui. Mais plus que jamais, la Turquie est un pays coupé en deux, et les frustrations de ceux, en particulier les jeunes urbains qui rêvaient de changement,vont alimenter les tensions qui ne manqueront pas de surgir dans l’entre-deux-tours. Avec le rôle crucial des médias, dont 90% des chaînes de télévision appartiennent au camp présidentiel.
Mais l’autocratie peut aussi montrer des signes de faiblesse, là où l’on ne s’y attendait le moins. Prenez la Thaïlande, ce pays si prisé par les vacanciers qui n’y voient que sable fin et sourires avenants. Les sujets du royaume de Rama X, tenu d’une main de fer par l’armée qui y a commis dix-huit coups d’état depuis 1932, dont le dernier en 2014, ont décidé de renvoyer les militaires dans leurs casernes. Les partis d’opposition Move Forward et Pheu Thai sont arrivés largement en tête des élections législatives. Un camouflet pour le premier ministre, le général Prayuth Chan-O-Cha,dont le parti termine en 5e position.
Le parti Move Forward, fondé en 2018 par des quadragénaires, incarne les aspirations au changement de la jeunesse thaïlandaise qui s’était massivement mobilisée dans la rue en 2020 contre l’immobilisme institutionnel, politique et sociétal du pays. Mais il est bien trop tôt pour crier victoire. Pour élire le premier ministre par les deux chambres réunies, le système électoral concocté par les militaires impose une majorité des deux tiers des parlementaires, pour contrebalancer les sénateurs qui sont 250 à être nommés directement par l’armée. Comme quoi, les autocrates savent vraiment faire de la résistance.
Jean-Philippe Schaller
A voir aussi: Géopolitis « Erdogan l’incontournable »