Leçons de courage — Genève Vision, un nouveau point de vue

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La référence aux procès contre les dissidents nous apprend quelque chose de fondamental. Cette Russie que l’on avait crue sortie de la Kolyma ou le goulag dénoncés par les deux plus célèbres dissidents de l’époque soviétique, Soljenitsyne et Chalamov, est revenue à la pire époque des années 30. Les grandes purges staliniennes. La différence est que les opposants politiques de Poutine ne sont plus sortis des prisons pour être exécutés, mais ils y périssent de mort lente, comme Alexeï Navalny depuis 2020, et maintenant Kara-Mourza, dont la santé est très fragile, après avoir été lui aussi victime d’empoisonnement à l’étranger avant de retourner, signe d’un courage inouï, dans la gueule du monstre. En février 2022, il déclarait au Monde: « C’est une obligation morale autant que politique : un homme politique russe doit être en Russie, en prison s’il le faut. » Et au 19h30 de la RTS il prédisait en juillet 2020, au moment du référendum qui permettait à Poutine de se maintenir au pouvoir après 2024: « L’histoire nous enseigne que ce qui ne peut pas être changé par les urnes, sera changé par la rue. »

Autre leçon de courage, celle du journaliste américain Evan Gershkovich, fils d’immigrés juifs soviétiques. Arrêté pour espionnage en mars, il risque 20 ans de prison. C’est l’affaire la plus emblématique des menaces qui pèsent sur les journalistes étrangers en Russie. Installé depuis six ans en Russie, le correspondant du Wall street journal avait refusé de quitter le pays, comme de nombreux journalistes américains, après le déclenchement de la guerre. Malgré les risques, il voulait raconter sans fard la Russie en profondeur. Au moment de son arrestation, il enquêtait à Ekaterinenbourg sur le groupe Wagner. Comme pour Kara-Mourza, il considérait comme un « devoir » de faire son travail dans le pays qui a vu naître ses parents. Un passé soviétique qui resurgit là aussi de façon sinistre. Le jeune journaliste de 31 ans est détenu à la prison de Lefortovo, autrefois gérée par le KGB, et où croupissaient les personnes accusées d’espionnage.

Troisième leçon de courage, loin, très loin de Moscou, celle du journaliste colombien Rafael Moreno. Il a été assassiné de trois balles dans la tête dans un restaurant de Córdoba en octobre dernier. Il se savait menacé à cause des enquêtes qu’il menait sur la corruption de politiciens locaux. Sa dernière enquête portait sur l’extraction de sable dans une réserve naturelle pour des projets de construction. Quelques mois plus tôt, bravache, il avertissait dans une vidéo publiée sur Facebook: « Si vous voulez me tuer, tuez-moi, mais je vous le dis d’emblée, vous n’allez pas me faire taire. » Et Rafael Moreno a fait ce qu’il fallait pour continuer à dénoncer les politiciens véreux. Quelques jours avant son assassinat, il avait déposé le fruit de ses enquêtes en cours dans une « safebox ». Le projet Rafael, dévoilé mardi par Forbidden Stories – un consortium de journalistes créé pour poursuivre les enquêtes de journalistes menacés ou assassinés – coordonne le travail d’une trentaine de journalistes de médias internationaux, dont la RTS, qui vont reprendre les enquêtes de Rafael Moreno et les mener à terme. Afin d’ôter tout sentiment d’impunité à ceux qui ont décidé de l’abattre.

Jean-Philippe Schaller

Voir aussi le reportage de France 24 sur « Le projet Rafael »