„Le terrible désordre en Afghanistan est ce qui arrivera à l’Ukraine.” — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Geneva Solutions: Le monde a fait face à deux années de pandémie et traverse maintenant une autre crise mondiale avec la guerre en Ukraine et ses répercussions. Comment évaluez-vous la situation ?

Yanis Varoufakis: La pandémie et la guerre en Ukraine ont accéléré la crise, mais elle est identique à celle qui s’est transformée en d’autres crises. Les problèmes auxquels nous faisons face actuellement ont débuté par la manière dont les banques centrales et les gouvernements ont géré la crise de 2008. En avril 2009, une énorme somme d’argent a été injectée dans l’économie, faisant monter en flèche les prix des actifs, les bourses et les prix des maisons, ainsi que les inégalités. Alors que la masse monétaire augmentait, les investissements dans la production ont diminué, poussant les taux d’intérêt à la baisse. Craignant la récession ou la déflation, les investisseurs ont commencé à racheter leurs propres actions et créé une stagnation.

Lorsque la pandémie est arrivée, plus d’argent a été imprimé. À ce moment-là, il n’y avait pas d’autre option. L’interruption de la chaîne d’approvisionnement due au confinement a fait grimper le prix des marchandises. Les banques ont perdu le contrôle de la situation et doivent maintenant augmenter les taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation. Mais si elles le font, l’Italie, la Grèce et tout le monde en développement feront faillite. Voilà où nous en sommes. Nous payons le prix de 13 années de gestion macroéconomique catastrophique.

Que faut-il faire pour corriger ces erreurs stratégiques?

Nous devrions faire trois choses. Premièrement, nous devrions augmenter les taux d’intérêt immédiatement à 3%. Ensuite, il faut restructurer la dette de l’Italie, de la France, de la Grèce et des pays en développement.Enfin, nous devrions continuer à imprimer de la monnaie tout en augmentant les taux d’intérêt, mais au lieu de la donner aux banques privées, l’orienter vers, par exemple, la Banque européenne d’investissement (BEI), qui peut émettre des obligations pour la Banque centrale européenne (BCE) qui peut créer un fonds pour une union de l’énergie verte pour l’Europe. Celui-ci pourrait être investi dans le découplage du gaz naturel, non seulement de Poutine, mais aussi du Qatar et du Texas. Investir dans le gaz ne crée pas des emplois de qualité. Il faut investir dans des réseaux intelligents, avec des panneaux solaires intelligents et de l’éolien en mer, tout en sauvant la planète et en faisant baisser les coûts de production à long terme.

En tant que ministre grec des Finances, vous avez combattu ce que vous appelez la bureaucratie européenne. La guerre en Ukraine a conduit l’Europe à un consensus peu probable. Pensez-vous que l’Europe a changé ou est-ce la même que vous connaissiez?

C’est toujours la même Europe qui ne peut pas vraiment décider. Le consensus auquel vous faites référence est celui de l’OTAN. L’Europe n’a pas réussi à se réunir et à agir comme un seul pays. À l’heure actuelle, tout est dans l’intérêt des États-Unis, pas de l’Europe. Quand Olaf Scholz dit qu’il achètera 100 milliards d’euros d’armes, c’est aux États-Unis. L’augmentation des ventes de gaz de schiste et de GNL (ndlr : gaz naturel liquéfié) profite également au Texas et au Nouveau-Mexique. Est-ce dans l’intérêt de l’Europe ou des Ukrainiens ? Je ne crois pas.

Il serait bon que l’UE parvienne à un consensus sur comment mettre fin à la guerre. Macron est plus ou moins d’accord avec cela et continue à parler de négociations avec Poutine, mais il ne représente que la France, et la France est sans importance. Seul Biden ou une véritable UE pourrait négocier avec Poutine. Mais cela n’est pas possible sans un gouvernement européen. La Présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen n’a aucune légitimité : c’est une ministre allemande de la Défense déchue. Je ne vois donc pas une Europe unie. Je vois une Europe désunie et fragmentée qui fait simplement ce que les États-Unis nous disent de faire. Et pas dans l’intérêt de l’Europe, des Ukrainiens ou des gens qui mourront de faim en Afrique et en Asie à cause de la hausse du prix des engrais.

Vous ne croyez pas que la Russie peut être vaincue?

Je pense que Poutine est un criminel de guerre, mais je disais cela en 2001, lorsque le premier ministre britannique Tony Blair, les États-Unis et l’Allemagne faisaient affaires avec Poutine. Est-ce que je crois que cette guerre va finir avec la fin de Poutine? C’est possible, si cette guerre continue pendant dix ans, à la manière dont l’Union soviétique a perdu en Afghanistan, et s’est effondrée.

Mais regardez l’Afghanistan. C’est un gâchis épouvantable! C’est ce qui arrivera à l’Ukraine. Voulons-nous sacrifier l’Ukraine pour obtenir un changement de régime à Moscou? Je veux que les démocrates russes renversent Poutine. Les Américains, les Britanniques disent aux Ukrainiens de combattre et de vaincre Poutine. Mais ils ne mettent pas un pied sur le terrain. Ils se comportent comme les États-Unis avant Pearl Harbor, en armant les Européens et sans s’impliquer. C’est de l’hypocrisie à un autre niveau.

Pour en revenir au Forum mondial de l’investissement, pensez-vous que l’investissement privé a un rôle à jouer dans le monde que vous décrivez?

Bien sûr, mais l’industrie de l’investissement privé ne peut pas créer une voie à elle seule. C’est pourquoi il faut des gouvernements. C’est pourquoi vous avez besoin de la BEI et de la BCE pour tracer la voie vers une union de l’énergie verte avec des fonds publics. Ensuite, les investissements privés suivront.

Voyez-vous des possibilités d’investissements privés actuellement?

Pour les spéculateurs sérieux, la tragédie réside dans l’absence d’instabilité. L’instabilité que nous connaissons maintenant offre des opportunités à ceux qui savent comment l’exploiter. Il n’y a aucun doute qu’il y aura des opportunités dans le domaine de l’énergie verte pour les investisseurs patients. L’énergie verte, en particulier l’énergie extracôtière, l’investissement dans les panneaux solaires de prochaine génération et ainsi de suite, est un pari sûr.

Le thème du forum de cette année est « Diriger avec détermination ». Avez-vous un bon exemple de leadership axé sur la détermination?

Franklin Roosevelt a sorti tout le peuple de la Grande Dépression avec un plan radical et controversé, qui a attiré la colère des banquiers. Il a dit beaucoup de choses que bien des gens ne voulaient pas entendre. C’est important pour le leadership. La politique ou la finance qui essaie de séduire l’auditoire, ce n’est pas du leadership, c’est du populisme.

Quelles perspectives voyez-vous pour Genève?

Des villes du monde entier, qui réussissent à créer de meilleures versions de la grande technologie qui sont compatibles avec la croissance humaine, plutôt que de simplement exploiter l’humanité, à l’image de la Silicon Valley, attireront des talents et offriront un niveau de vie de haute qualité. Genève a les financements et la haute technologie nécessaires pour aller dans cette direction.

Comment voyez-vous le monde après la pandémie et la guerre en Ukraine?

Je ne ferai pas de pronostic parce que, quand il s’agit de la société, nous n’avons pas le droit de prédire. Nous avons le devoir de dire ce qui devrait arriver et ce qui doit être fait. Nous ne sommes pas des spectateurs. Nous sommes des participants. Je pense que nous devons éviter une nouvelle guerre froide entre l’Amérique et la Chine. Nous devons éviter le renforcement de blocs militaires comme l’OTAN, parce que lorsqu’il y a une action, il y a une réaction. Je crains une alliance similaire entre la Chine et la Russie qui déclenchera une autre course aux armements, un autre embrasement de tensions géopolitiques, et une nouvelle rupture de toute perspective de coordonner l’Amérique, l’Europe et la Chine – les trois piliers de la prospérité future et d’une transition verte pour que le monde prévienne le changement climatique.

Cette interview a été réalisée en partenariat avec le Global Investment Forum 2022

Article de Serge Michel pour Geneva Solutions traduit de l’anglais par Katia Staehli