Le meilleur des mondes — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Des éditorialistes français nous accusent d’hypocrisie. « Le moment est venu pour la Confédération de regarder la réalité en face », dit, non sans arrogance, le quotidien Le Monde. Et il nous incite à un « Zeitenwende », un tournant historique, que l’Allemagne, elle, aurait su opérer. Certains en profitent pour remettre en cause notre bonne foi, relevant que seuls 7,5 milliards de fonds russes sur 200 ont été gelés, et que nous ferions preuve de complaisance envers les oligarques russes.

Nous pensions que la décision du Conseil fédéral de s’associer aux sanctions de l’Union européenne nous absolvait de toute critique. Biden, Bruxelles, les Européens, ont salué le geste. Mais la guerre en Ukraine s’installe dans la durée. Les Ukrainiens demandent plus, et les alliés se sont résolus à des soutiens plus lourds, et ils voudraient que la Suisse leur emboîte le pas, montre sa solidarité.

Le dilemme est cruel. Comment pourrait-on s’abstenir alors que la Russie a violé la Charte des Nations Unies garantissant l’intégralité territoriale, et qu’elle agresse sauvagement un pays ? Comment continuer à exprimer notre souhait de neutralité sans qu’il soit perçu comme un soutien à l’agresseur ?

La politique de neutralité est une navigation périlleuse et remplie d’écueils. Elle n’offre pas de solution toute prête. Sur l’exportation du matériel de guerre, par exemple, les propositions fusent, et divisent les partis. Entre ceux qui souhaitent autoriser la livraison d’armes à l’Ukraine, ceux qui veulent sauver l’industrie de l’armement, mais pas livrer d’armes dans l’immédiat, ceux qui plaident pour un respect strict de la neutralité, les positions semblent inconciliables, et ouvrent sur pas mal de confusion. Le Conseil fédéral, lui, s’abstient.

La guerre en Europe nous contraint à nous interroger sur la neutralité, et c’est une bonne chose. Quelle est son utilité aujourd’hui dans ce nouvel environnement géopolitique ? Notre sécurité ne doit plus grand-chose à la neutralité. C’est plutôt du côté de l’OTAN que nous viendrait le salut en cas de danger. On s’y résout depuis de nombreuses années, et nous pratiquons ce qu’on appelle l’interopérabilité, qui se traduit par l’acquisition de matériel compatible avec les forces de l’OTAN, et des exercices communs réguliers. La neutralité n’est pas non plus décisive pour la Genève internationale qui compte plutôt sur son expérience du multilatéralisme, son expertise de la négociation, et le formidable écosystème des organisations internationales.

Mais la neutralité est constitutive de notre identité. Et ceux qui ne veulent nous isoler à tout prix jouent sur ce sentiment, et y mêlent toutes sortes de considérations romantiques qui n’ont rien à voir avec la réalité géostratégique.

Un dégât d’image

Le retour de flammes des Européens est du plus mauvais effet, et provoque un dégât d’image qu’on aurait tort de minimiser. Peut-être que nous payons là une certaine passivité, et que nous n’avons pas été capables de mettre en avant ce qui fait notre force, à savoir la promotion du droit humanitaire international. Un diplomate suggérait il y a quelques jours que la Suisse organise une grande conférence sur les Conventions de Genève, particulièrement mises à mal. La conférence de Lugano sur l’aide à la reconstruction, il y a une année, avait d’abord surpris, car elle intervenait tôt, mais elle fut un succès diplomatique. Il est permis de récidiver.

Nous ne sommes peut-être plus dans le meilleur des mondes. Mais il n’y a pas de raison non plus de nous mortifier.

André Crettenand