« La Paix est plus qu’un processus politique » pour Hiba Qasas d’Interpeace

10 novembre 2021

«La plupart des accords de paix ont tendance à s’effriter après sept ans» pour Hiba Qasas, responsable du secrétariat de l’Initiative des Principes pour la paix et membre d’Interpeace, ONG basée à Genève. Et d’ajouter: «de toute évidence, quelque chose ne fonctionne pas.» Elle a répondu aux questions de Geneva Solutions.

Après avoir travaillé près de vingt ans comme bâtisseuse de la paix au sein de l’ONU, Hiba Qasas est l’une des personnes principales œuvrant derrière l’Initiative des Principes pour la paix, qui vise à redéfinir la manière dont le monde aborde la construction de la paix. Dévoilée par l’ONG genevoise Interpeace en décembre 2020, cette initiative a pour objectif de développer de nouveaux principes et normes qui aideront les acteurs nationaux et internationaux à mettre en place des processus de paix plus efficaces et durables, qui répondent prioritairement aux besoins des populations directement touchées par les conflits.

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Hiba Qasas, responsable du secrétariat de l'Initiative des Principes pour la paix et membre de l'ONG Interpeace

Ces nouveaux principes sont développés par une Commission internationale indépendante composée d’anciennes et actuelles personnalités politiques, leaders de la société civile et experts, à l’avant-garde de la construction de la paix internationale. Ils ont passé l’année écoulée à consulter les acteurs locaux et nationaux, y compris les organisations de maintien de la paix et les membres de la société civile, pour établir des normes qui pourront servir à orienter les futurs processus de paix et être mises en œuvre en fonction de chaque contexte unique de conflit spécifique.

La Commission internationale se réunira à Genève les 12 et 13 novembre pour discuter de leurs conclusions à ce jour, en s’appuyant sur plus de 80 consultations menées dans 10 pays, une année après le lancement de l’initiative. Elle mènera ensuite une nouvelle année de consultations, le premier projet des Principes étant prévu pour publication en décembre 2022.

Avant la réunion, Geneva Solutions s’est entretenu avec Hiba Qasas pour discuter de l’initiative, de ses progrès à ce jour, et de la manière dont sa propre expérience des conflits a façonné sa vision de la construction de la paix.

Geneva Solutions: L’initiative cherche à remodeler les processus de paix. Pourquoi un changement d’approche est-il nécessaire maintenant?

Hiba Qasas: Nous faisons face à une ère de conflits alarmants. Plus de 56 conflits étatiques ont lieu en ce moment-même, ce qui représente le nombre le plus élevé depuis la Seconde Guerre mondiale. Les besoins humanitaires ont atteint un niveau record depuis quelques années. Si l’on considère la récurrence des conflits, environ 90% des pays qui ont connu des conflits au cours des trois dernières décennies avaient connu une guerre civile auparavant. Ce qui signifie qu’ils ne sont pas capables de maintenir la paix. Si l’on regarde la durée des accords de paix, la plupart d’entre eux ont tendance à s’effriter après sept ans. Donc, de toute évidence, quelque chose ne fonctionne pas.

Alors pourquoi les anciennes approches de la paix ne fonctionnent-elles pas?

Parce que la nature des conflits est en train de changer, et les acteurs des conflits aussi. Il y a eu plus d’acteurs armés non étatiques ces huit dernières années qu’au cours des 80 dernières années. Pourtant, malgré tous ces changements, le dispositif de paix et de sécurité n’a pas évolué au cours des 50 dernières années. Nous avons donc un système inadapté. Il n’est pas adapté aux types de défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, et encore moins à ceux auxquels nous serons confrontés demain, avec les changements que nous observons au niveau mondial, par exemple les fractures du contrat social mondial, le changement climatique et les attentes croissantes des populations.

Il y a un sentiment croissant d’épuisement face au piètre bilan des processus de paix, qui a donné l’impulsion à notre initiative. Nous devons repenser et remodeler ces processus pour les rendre plus durables et inclusifs. Nous devons également réduire l’écart entre les attentes des personnes concernées et la manière dont les processus de paix sont véritablement conçus et structurés, ce qui est rarement le cas si l’on considère les priorités et perspectives des populations affectées.

Quelles sont les principales lacunes qui montrent que ces systèmes ne sont pas adaptés à leurs besoins?

Il y a une série de lacunes que l’on voit se répéter encore et encore dans différents processus de paix. La première est l’accent mis sur la cessation des hostilités, qui considère la fin des violences comme principal objectif d’un processus de paix. Personne ne conteste l’importance de réduire les armes au silence; c’est un impératif moral. Mais cela ne doit pas se faire au détriment de la construction des fondations pour une paix plus durable. Cette idée que réduire les armes au silence est un succès, mine souvent les perspectives à long terme. L’accent mis sur les cessez-le-feu signifie souvent que les processus de paix sont des affaires très exclusives, ou des négociations de l’élite, qui n’incluent pas la société civile. Ce mécanisme fait aussi de la violence la principale monnaie d’échange.

Les processus avec des objectifs à court terme négligent souvent les griefs sous-jacents qui alimentent constamment les conflits, ce qui signifie que les conflits sont davantage susceptibles de se reproduire. Cela revient à mettre un couvercle sur une marmite en ébullition. Nous réussirons peut-être à maintenir le couvercle sur le pot pendant un court laps de temps, mais l’eau à l’intérieur continuera à bouillonner au fur et à mesure que la température augmente, renversant le couvercle encore et encore.

Ces négociations de l’élite et règlements politiques sont également généralement très exclusifs, n’incluant parfois même pas les élites responsables du conflit, sans parler des femmes, des jeunes, ou plus largement de la population civile. Cela signifie que ces processus ne tiennent pas compte de la paix dans son sens le plus large. La paix est plus que la paix politique. Elle doit être enracinée dans ses fondements sociaux pour être légitime.

Un autre problème de ce «court-termisme» réside dans l’obsession du modèle de négociations en table ronde, qui considère la médiation comme principale solution. C’est certainement l’un des outils de la caisse à outils, mais cela ne devrait pas être le seul.

Pouvez-vous nous donner des exemples concrets?

L’analyse des conflits récurrents dans certaines régions du monde nous donne une bonne indication de ce que nous faisons faux. Si vous prenez l’Afghanistan, les États-Unis ont dépensé à eux seuls plus de 980 milliards de dollars pour stabiliser le pays, mais il y avait presque une corrélation entre l’augmentation de ce financement et celle des incidents de violence en Afghanistan. Les objectifs de stabilisation n’ont pas nécessairement été atteints, et ce financement a au contraire fini par donner plus du pouvoir aux mauvaises personnes, en nourrissant le favoritisme et en alimentant la corruption.

Si l’on regarde le Mali, l’UE investit d’importantes ressources dans son soutien aux forces armées maliennes pour renforcer les organismes de sécurité et réduire la radicalisation, mais il y a eu des rapports faisant état d’exécutions extrajudiciaires et de violations des droits de l’homme depuis un certain temps déjà. Cela fait que cette approche trop titrisée et militarisée est vouée à l’échec, car la population qui en est victime, se radicalise de plus en plus.

Nous voyons donc des erreurs répétées encore et encore et les mêmes solutions sont appliquées tout en espérant des résultats différents. Il est donc grand temps de repenser notre approche. Nous devons reconnaître ces failles et faire preuve de pragmatisme pour veiller à ce que les exigences à court terme ne compromettent pas les perspectives à long terme d’une paix plus durable. Notre volonté de stabiliser les pays et mettre fin aux effusions de sang ne doit pas se faire au détriment de ce qui rend la paix légitime aux yeux des populations, et de ce qui fait qu’elle s’ancre dans une société. C’est l’esprit de l’initiative, et c’est pourquoi nous essayons de trouver un nouveau cadre de référence et une boussole commune pour guider les décideurs.

Vous avez grandi en Cisjordanie pendant la première Intifada. Que pensez-vous que votre propre expérience des conflits vous a appris à titre personnel sur les processus de paix?

Ma vie et celle de tous les membres de ma famille a été façonnée par les conflits et l’insécurité à bien des égards. J’ai grandi à Naplouse, en Palestine, sans accès aux services, avec une scolarisation souvent interrompue, sans couvre-feu. Les libertés fondamentales étaient une denrée très rare. Je me souviens à quel point c’était libérateur pour moi de voyager pour la première fois en Europe lorsque j’ai rejoint l’ONU. Cela a été pour moi le plus libérateur des sentiments de pouvoir voyager entre les pays, alors qu’enfant, je ne pouvais même pas envisager de voyager entre les villes sans points de contrôle.

J’ai été témoin d’un engagement international, mais j’ai été déçue, voyant des tentatives de processus de paix échouer. Voyant l’accent mis sur des choses qui étaient différentes de nos priorités et de nos désirs de vivre une vie sûre, stable et digne et d’avoir des perspectives. Lorsque j’ai rejoint les Nations Unies, il était intéressant d’entendre à quel point les postulats sous-jacents sur ce qui conduit à la violence et sur la manière de bâtir la paix diffèrent de la réalité d’une personne vivant dans un contexte de crise.

Je crois sincèrement que la paix est plus qu’un processus politique. Nous devons élargir le cadre de référence et reconnaître que la légitimité de la paix est enracinée à la fois dans ses fondements sociaux et économiques, et dans son contexte.

Depuis que vous avez lancé l’initiative en décembre dernier, la Commission internationale a collaboré avec vos 120 organisations partenaires pour mener des consultations dans différents pays sur certaines des problématiques-clés que nous avons évoquées. Qu’ont-ils découvert jusqu’à présent?

Jusqu’ici, nous avons mené 86 consultations dans 10 pays depuis le lancement, durant lesquelles nous avons travaillé avec des acteurs de la société civile et des bâtisseurs de la paix, mais aussi dépassé le cadre habituel pour dialoguer avec les parlementaires, les jeunes, les femmes et différents groupes pour exprimer leurs points de vue sur ce à quoi ressemble la paix dans leurs sociétés, et sur ce que les processus devraient donner.

Quelques points communs se sont dégagés au cours de ces consultations, qu’il s’agisse de l’Ukraine, de la Sierra Leone, de l’Afghanistan ou de la République centrafricaine. Premièrement, le fait que la paix est davantage que la paix politique.Comme je l’ai dit précédemment, la communauté internationale se concentre principalement sur les processus politiques et le partage du pouvoir, mais aux yeux de celles et ceux dont la vie est façonnée par les conflits, la paix est plus que l’absence de violence. Deuxièmement, le partage du pouvoir devrait s’accompagner d’un partage des responsabilités et de transparence, pour que les différents acteurs fournissent les bases sociales et économiques de la paix, et que les processus de paix excluent toute corruption.

L’inclusion est aussi un enjeu majeur. La plupart des processus de paix au niveau international sont hautement exclusifs, les femmes y participant à peine de façon significative. Elles ne représentent aujourd’hui encore qu’environ 6% des médiateurs et 9% des négociateurs. Mais lorsque nous parlons aux gens sur le terrain, leurs préoccupations vont au-delà de l’inclusion des femmes et des jeunes. Nous devons dépasser les actions symboliques et une check-list de l’inclusion pour arriver à un processus de paix qui permette des sociétés plus pluralistes et équitables, et qui réponde à la diversité de la population de manière à favoriser une paix plus durable et inclusive. À cela s’ajoute l’importance de mettre la responsabilité locale et le leadership responsable au centre des processus de paix.

Concilier certaines des priorités à court terme des processus de paix avec ces besoins et aspirations à long terme des populations est la seule manière de permettre à la paix de s’implanter réellement dans une société.

Pensez-vous qu’il y a un élan de changement au sein de la communauté de construction de la paix?

J’ai travaillé pour les Nations Unies pendant près de 17 ans, mais je suis sortie du système pour travailler sur le système. Et quand je l’ai quitté, c’était avec un sentiment de «ras-le-bol». Il est tout simplement insensé de faire la même chose, encore et encore, en espérant des résultats différents. Et de voir ce que nous faisons au Yémen, en Libye ou au Mali, alors que nous savons que cela n’a pas fonctionné en Irak ou en Afghanistan. Venant d’un pays en crise, j’ai trouvé cela frustrant et j’en ai eu marre du système.

Je pense qu’il y a un élan maintenant parce qu’à mon avis les praticiens de ce domaine partagent ce sentiment de «ras-le-bol». Nous devons désormais créer cette pression par le bas pour influencer les décideurs. Nous devons insuffler de la vie au mouvement pour la paix, car il y a presque de la complaisance autour de l’échec des processus de paix. Comme si c’était inévitable. Cet élan existe depuis longtemps et le temps est venu de rompre avec ce piètre bilan.

Ce «ras-le-bol» s’étend-il à l’ONU?

Je pense qu’on se rend compte que le système multilatéral fait face à des défis importants et qu’il devra évoluer pour être plus en phase avec les types de défis auxquels nous faisons face aujourd’hui, et la nature changeante des conflits. Et je pense que le secrétaire général reconnaît que l’ONU doit vraiment repenser son approche et renforcer sa pertinence pour être plus efficace.

La Commission internationale se réunit à Genève à la fin de la semaine. Et après?

Les consultations se poursuivront jusqu’en mars prochain. D’ici fin mars, nous aurons la première version des Principes, puis nous mènerons des consultations pour les valider et les tester dans différents pays jusqu’à fin 2022. Viendra ensuite le processus de formalisation et d’ancrage dans le système international, avec, nous l’espérons, une résolution et le soutien des États membres de l’ONU.

Article de Pip Cook pour Geneva Solutions, traduit de l’anglais par Katia Staehli

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