La paix à quel prix? Interview d’Alexandre Munafò

19 mars 2021

Que faire pour assurer une paix durable après un conflit ? « Ne plus imposer un accord extérieur car la société civile doit être consultée et avoir un rôle central à jouer » nous répond Alexandre Munafò, le Responsable des partenariats stratégiques et de la communication à Interpeace, organisme international œuvrant pour la paix dont le siège est à Genève.

 

Antoine Tardy/Interpeace

Alexandre Munafò

Comment Interpeace a-t-elle été créée ?

Interpeace été créée par l’ONU en 1994, à un moment où la nature des conflits avait changé après la fin de la Guerre froide. Il ne s’agissait plus de guerres classiques entre États, mais de sociétés qui s’effondraient sur elles-mêmes en proie à des guerres civiles. La diplomatie internationale ne disposait pas d’outils adéquats pour assurer une paix durable. Des accords étaient bien signés mais la violence surgissait aussitôt. Interpeace est un projet pilote qui propose de faire les choses différemment : permettre à la population de guider et mener elle-même un processus de paix. Ce principe d’appropriation locale était à l’époque novateur. Interpeace travaille en partenariat avec plus de 10 organisations internationales de développement, humanitaires et de maintien de la paix pour qu’elles intègrent une approche plus agile dans des pays fragiles.

Dans combien de pays travaillez-vous ?

Interpeace appuie plus de 20 processus de paix dans 11 pays. Nous avons 135 collaborateurs et plus de 20 partenaires locaux. Notre budget en 2019 était de 16 millions et demi de francs suisses.

Quelle est la méthode d’Interpeace ?

Mettre sur pied des processus de paix endogènes, qui viennent donc de l’intérieur. À l’époque, la tendance était d’imposer des solutions de l’extérieur qui n’avaient pas de légitimité aux yeux de la société civile. Les citoyens nous confiaient que l’accord conclu n’était pas le leur, car ils n’avaient pas eu leur mot à dire. Interpeace crée des processus inclusifs. Dans les sociétés en question, cela commence par identifier les personnes qui bénéficient de la confiance de tous et peuvent mener à bien un processus de paix durable.

Et concrètement ?

Connecter toutes les couches de la société en question : les décideurs politiques haut placés – qui ont souvent peu de connexions avec la société civile – et les populations locales – afin que le dialogue puisse avoir lieu à tous les niveaux. Dialogue qui va, par exemple dans le contexte malien, du village le plus reculé jusqu’au cabinet du Premier ministre. C’est cette « intégration » à tous les niveaux qui rend les processus de paix plus efficaces.

Quel lien avez-vous avec l’ONU ?

En 2000, Interpeace est devenue une organisation indépendante tout en maintenant une relation stratégique avec l’ONU ce qui a fait de nous une organisation « hybride » ONU-ONG. Le gouvernement suisse a reconnu cette nature particulière en 2018, en nous accordant un statut d’organisme international et en signant un accord de siège. Interpeace fait partie de la famille étendue de l’ONU. Un représentant du Secrétaire général siège au sein de notre Conseil de gouvernance. En outre, des gouvernements font partie de notre Conseil consultatif et nous fournissent des conseils stratégiques pour opérer.

Qui finance vos projets ?

Nos financements viennent en majorité des États membres d’Interpeace avec des contributions volontaires. Ils investissent dans des projets de stabilisation et de consolidation de la paix. Les pays scandinaves, les Pays-Bas et la Suisse sont notamment nos contributeurs.

La paix signifie la fin d’une guerre. Dans le cas de la Bosnie-Herzégovine, par exemple, la cessation des hostilités n’a-t-elle pas signifié la légitimation d’une « purification ethnique » ?

Vous avez raison. Les Balkans sont un cas sur lequel Interpeace s’est construite. Pour proposer l’inverse de ce qui avait été fait. Souvent à l’époque, et encore aujourd’hui, on a tendance à considérer que la paix est l’absence de conflits. Qu’il suffit de faire taire les armes. C’est une étape importante, mais cela ne suffit pas. Cela s’est vu dans les Balkans et ailleurs. Pour que la paix soit durable, il faut aller au-delà et équiper les sociétés qui se sont entredéchirées avec des outils qui leur permettent de gérer leurs conflits futurs de façon pacifique. Il faut en quelque sorte travailler sur un système immunitaire pour éviter que, lorsque la prochaine crise arrive, la société en question doive faire appel à une intervention externe.

Les Accords de Dayton ont été imposés de l’extérieur, mais pas seulement. Est-ce pour cela qu’ils ne garantissent pas une paix durable ?

Le cas des Balkans est flagrant dans la manière dont les Accords de Dayton ont été négociés. Ils ont été imposés par la puissance occidentale. Ces accords avaient des aspects positifs. En revanche, il y a encore dans les Balkans énormément de tensions dues au fait que les causes profondes des conflits dans cette régions n’ont pas été réglées.

Qu’est-ce qu’un véritable accord de paix pour Interpeace?

A nos yeux, la manière de concevoir des processus de paix doit être revue en profondeur. Interpeace y prend sa part en lançant une initiative globale, collective et systémique pour parvenir à des principes pour une paix inclusive. Le Forum de Paris a récemment salué notre projet comme étant novateur. Il s’agit surtout de mieux aligner ces processus avec les avancées qui figurent dans les rapports du Secrétaire général de l’ONU et les rapports de la Banque mondiale. Nombreux sont ceux qui souhaitent cette nouvelle approche, car des processus de paix tels que conçus depuis plusieurs décennies sont souvent voués à l’échec.

Avec le Brexit, on reparle de l’Accord du Vendredi saint en Irlande. Qu’en est-il ?

La présidente de notre Conseil de gouvernance, Monica McWilliams, l’une des signataires de l’Accord du Vendredi saint, affirme que les femmes doivent avoir un rôle important à jouer dans tout processus de paix. Monica McWilliams nous dit à quel point le contexte irlandais n’est toujours pas réglé plus de 20 ans après, parce que l’on n’a pas assez investi dans la capacité des Irlandais.es de parler entre eux.

Pouvez-vous citer un exemple de processus de paix réussi ?

Le meilleur exemple de projet de paix durable à large échelle est le projet européen. C’est pour cela que l’Union européenne a reçu le Prix Nobel de la Paix. Malgré les haines tenaces véhiculées des décennies durant, l’intégration bâtie est remarquable. Dans un contexte où Interpeace est présente, je cite la Somalie. Ce pays, traité de fragile et en déliquescence, a fait durant cette dernière décennie des progrès majeurs pour construire un État fédéral avec des élections qui se sont passées pacifiquement. Interpeace y a eu un rôle significatif avec nos partenaires somaliens. Dans le Somaliland, nous avons assisté à une transition pacifique du pouvoir entre un président sortant et le vainqueur de l’élection. C’est important dans la construction de la paix de créer un précédent, car vous créez une attente pour que cela se répète. C’est une étape décisive pour ne plus revenir en arrière, à la guerre. Les Somalien.nes ont eu la capacité de se réconcilier pour bâtir un État fédéral, même s’il leur reste des défis majeurs à relever.

Quel autre pays Interpeace a-t-elle accompagné pour réussir une paix durable ?

Le Rwanda est un deuxième exemple. On oublie qu’il y a vingt-cinq ans, l’ensemble du pays s’entredéchirait, avec comme résultat un million de morts dans le génocide contre les Tutsis. Interpeace y a fait sa part pour accompagner ses partenaires rwandais afin de voir comment ils pouvaient se réconcilier et travailler ensemble sur un contrat social. Les défis sont énormes, mais la trajectoire est positive. Il n’y a plus eu, en Somalie et au Rwanda, de violences massives depuis un quart de siècle.

Au Rwanda, les femmes ont joué un rôle majeur et elles sont très présentes dans la vie politique. Est-ce un exemple à suivre ?

Oui, l’inclusion des femmes dans les processus de paix et le partage du pouvoir sont essentiels. Les femmes ne représentent pas uniquement les femmes lorsqu’elles arrivent à la table de négociation. Elles représentent l’ensemble de la société et les questions sociétales que les hommes en armes, autour de la table, ne soulèveraient jamais.

Interview par Luisa Ballin.

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