C’était un îlot de sérénité et de bonheur. Planté milieu d’un champ de tensions, là où une tempête de feu pouvait se déchaîner à tout moment. On est du côté du 38e parallèle, dans les années cinquante, et l’image nous montre la Mission suisse, dans la zone démilitarisée entre les deux Corée. Une Mission devenue un village témoin de l’art de vivre en paix, une sorte de poste avancé de la « suissitude ».
C’est ce que l’artiste Denise Bertschi a choisi de montrer dans une exposition au Centre culturel suisse de Paris. Denise Bertschi est aussi historienne et documentariste, et elle a su combiner des approches très diverses pour exhumer une autre facette de notre histoire qui avait échappé aux politologues. Pas la grande Histoire, celle de la Guerre froide, mais le récit du quotidien, qui dit beaucoup de nous. Il faut parfois prendre de la distance pour appréhender l’âme d’un peuple.
Les soldats ont construit un village de tentes, planté le drapeau à croix blanche bien sûr, mais aussi cultivé des fleurs, arrangé les lieux, rendu visite aux autochtones, distribué du chocolat, joué aux cartes, fait de la gymnastique, mangé de la fondue, et fêté le premier août comme il se doit. Mais surtout, ils ont tout filmé, tout photographié. Un passe-temps entre deux échanges de prisonniers. Ils avaient moins à cœur de produire un document que de se faire plaisir avec la pellicule qui devenait à la mode.
C’est cette collection d’instantanés privés que Denise Bertschi a découverte dans les archives à Berne et dont elle a fait un film, un livre, une installation, une composition. La « suissitude » existe, le Conseil fédéral l’a même définie autrefois. Un monde sain, bien ordonné, efficace, fiable, solide.
Construire un îlot de paix sur un territoire encore frémissant de guerre est l’autre mission que s’est attribuée naturellement la colonie. Elle ajoutait de la fierté à la fierté d’avoir été choisie par l’ONU en tant que pays neutre à même de garantir la sécurité du monde. En 1953, la mission onusienne était un peu la prolongation des grandes heures de la MOB, la mobilisation des réservistes. Et c’était l’opportunité de redorer notre neutralité raillée par les Alliés après la guerre. Une mission de grande importance que le petit pays remplissait avec le sérieux qui est le nôtre, et qui dure jusqu’à aujourd’hui. Cette semaine encore, la Corée du Sud et la Corée du Nord ont procédé à des tirs de missiles.
La Suisse garantissait la paix et se donnait en exemple. Peut-être qu’il y avait aussi dans cette Suisse miniature, lointaine, un peu du « Heimweh », le mal du pays, que les mercenaires helvètes éprouvaient déjà au 16e siècle quand ils entendaient le ranz des vaches. Ce concentré de l’art de vivre, Denise Bertchi en fait la matière de son œuvre. Il en résultera aussi une thèse de doctorat à l’EPFL.
Il y a cette « bonne » neutralité, et il y a le côté obscur. L’artiste raconte l’Afrique du Sud de l’apartheid, toujours avec la même méthode, à savoir dénicher les archives, interroger les témoins, imaginer une installation. On y revoit la diaspora suisse, active dans le commerce à une époque où la Suisse refusait de participer aux sanctions de l’ONU, exhibant sa neutralité.
Cette approche imagée, aux couleurs lavées, de l’un de nos concepts existentiels est précieuse. Elle révèle ce que fut notre récit national. La neutralité est complexe, impossible à expliquer. On en est assez fier, on y tient, mais on craint de trop en parler, car elle n’est pas exempte d’ambiguïté. Et nos voisins la jugent souvent comme le prétexte à un quant-à-soi lâche et égoïste.
Micheline Calmy-Rey n’a pas cette réserve. L’ancienne Conseillère fédérale, en charge des affaires étrangères, publie un précis intitulé « Pour une neutralité active » (Savoir suisse). Elle s’y emploie à démystifier le concept, elle l’illustre de son expérience, elle en fait résolument la promotion. Ce que d’autres considèrent comme une faiblesse, elle en fait une force. Elle la recommande même à l’Union européenne. Une politique de neutralité lui permettrait peut-être, dit-elle, d’unifier ses membres comme jadis elle permit à la Suisse de rassembler ses cantons.
Une belle offre, généreuse, utopique. Mais l’Union, aujourd’hui, divisée, sans politique extérieure, avec une France qui tient à sa politique de puissance et une Allemagne qui se l’interdit, n’a pas mieux à proposer.