La France contre elle-même — Genève Vision, un nouveau point de vue

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CHAPITRE 5

À Tresnay (Nièvre):

La France du vide et des colères

« Le vrai devoir de chacun me semble tenir dans cette ligne de conduite toute simple: bien travailler, se comporter honnêtement, ne chagriner personne, s’efforcer de rendre service quand on le peut. »

Émile Guillaumin, La Vie d’un simple

La ligne de démarcation, on l’a vu à Génelard, est une blessure qui fut une leçon de survie française. Mais qu’en retenir? Faut-il, comme le mentionnent la plupart des modestes monuments et des plaques commémoratives croisés et photographiés le long de ses 1 200 kilomètres, ne retenir que les actes héroïques des passeurs – devenus ensuite pour certains des piliers de la Résistance locale – impliqués dans la réception des parachutages nocturnes opérés par les fameux avions monomoteurs Lysander britanniques? Faut-il occulter cette tranche de vie nationale, et ce qui se passa dans les parages de cette ligne, frontière intérieure imposée par l’ennemi, ne correspondant à aucune autre réalité que celle dictée parles circonstances funestes de la guerre et de la défaite?

J’y ai vu pour ma part bien d’autres choses que de purs morceaux d’ »héroïsme » et de « trahison » – pour reprendre le titre du récit de Paul et Marcella Webster dans leur Voyage sur la ligne de démarcation –, de bravoure ou de honte. Laminée par cette guillotine de barbelés, de postes militaires, de gué- rites et de patrouilles douanières (motorisées mais aussi à pied, à cheval ou à vélo), la France est un pays mis à nu, donc vrai, où la population se retrouve contrainte de ne compter que sur elle-même, toutes catégories socialesconfondues.

Sans surprise en période de pénurie, les paysans français, qui   disposent de l’approvisionnement des fermes et connaissent par cœur les sentiers de franchissement de la zone occupée à la zone libre, tiennent le haut du pavé. Leurs granges remplies de fourrage deviennent des refuges. Leurs greniers sont transformés encaches. Leurs barques sont volontairement noyées sous les eaux brunes et sableuses de l’Allier, du Cher, ou de la Loue (Jura) pour être renflouées à la nuit tombée, et servir à conduire sur l’autre rive réfugiés, prisonniers évadés, pilotes alliés en fuite ou cadres de l’armée secrète désireux de rallier l’Afrique du Nord ou l’Angleterre, via la France libre, puis l’Espagne ou le Portugal.

Quels liens entre cette France-là et celle qui, quatre-vingts ans plus tard, occupe mon quotidien de correspondant du Temps et celui de tous mes collègues de médias étrangers, qui nous efforçons de comprendre ce pays que nous sommes supposés raconter? Comment la France dans laquelle nous vivons a-t-elle pu accoucher, alors que règne la paix et qu’une majorité de la population française y jouit d’un confort matériel et de la sécurité sociale, d’une cohorte de révoltés, de protestataires, de « fractures » qui semblent devenues irréparables?

La France de 1940 était coupée en deux. Certains départements, comme le Cher, ont fait beaucoup d’efforts pour signaler l’ancien tracé de la ligne et le « matérialiser ». J’y reviendrai. D’autres, comme la Saône-et-Loire, préfèrent l’ignorer, comptant sur le seul petit musée de Génelard pour entretenir son souvenir. L’une des seules traces encore visibles de la ligne, dans ces parages et hors les collections du Centre d’interprétation, est une plaque métallique émaillée, une relique de la signalisation allemande d’époque. Elle est visible dans un hangar de Lux, une commune où je me suis arrêté dormir, entre Génelardet Mâcon. Elle comporte deux mots qui en disent long: « Überschreiten Verboten. Défense de traverser. »

Cette pancarte figurait jadis sur une barrière posée en travers de la route nationale 6, qui existe toujours,reliant Paris à l’Italie. Aujourd’hui, les déviations qui contournent les villes et leur lot de ronds-points ont considérablement transformé le paysage. Mais je parviens quand même à retrouver l’emplacement du poste, grâce à deux clichés d’époque que j’ai photographiés au musée de Génelard. Ici commençait la zone libre. Je me perds entre les localités de Saint-Rémy, Lux et Saint-Loup-de-Varennes. Je n’ai pour seul repère que ces photos, prises en 1941 lors d’une vérification de laissez-passer. Je vois sur l’une d’elles deux jeunes femmes à bicyclette en train de discuter avec un douanier allemand, le fusil sur l’épaule. En ces années de plomb, consécutives à l’étrange défaite de 1940, deux pays se regardent, de part et d’autre des guérites. À la périphérie de Lux, la ligne de démarcation longeait la route, puis faisait un virage à travers champs. Le poste de commandement était installé dans une grande maison bourgeoise appelée le Chalet des Bruyères. J’y suis. Enfin je crois. Je vais pouvoir tenter de répondre à cette autre question qui me taraude, après la « haine de soi » que je constate en France et l’ »obsession de la disparition » qui hante tant le récit national: pourquoi le pays, divisé par la force, ne s’est pas disloqué en 1940-1941 alors que désormais, « l’archipel français », avec ses fêlures sociétales, religieuses et culturelles à tous les étages, est notre lot quotidien?

La réalité de la « France du vide »

La ligne de démarcation brisait des vies. Se déplacer de part et d’autre de cette frontière était devenu presque impossible pour des milliers de familles. L’économie de guerre régnait, avec ses privations, ses réquisitions et ses interdictions. Manifester son mécontentement, voire son opposition à l’occupant et à ses décisions était évidemment impossible. La France était muselée, tenue en laisse par les nazis. L’arbitraire était l’ordinaire. Le risque d’arrestation, voire de déportation, planait sur chaque famille française qui contrevenait aux règles édictées par la Kommandantur locale. Et pourtant: quatre-vingts ans plus tard, l’impression de misère, de révolte et de colère me paraît bien plus forte aujourd’hui qu’elle ne l’était alors, si l’on en croit les témoignages, les livres et les articles de presse relatant l’épopée des survivants de cette époque. Plus révélateur: je ne rencontre personne, parmi les rares survivants de la ligne encore en âge de me raconter leurs histoires, qui ne s’en souvienne avec émotion. Non pas comme d’une période heureuse, loin s’en faut. Mais comme d’une cassure que la société française sut réparer. Comme une grande dentelle de douleurs que les Français surent repriser, maille après maille.

La première à m’avoir mis sur la piste des rai- sons qui expliquent peut-être ce fossé entre cette France rurale d’hier et celle d’aujourd’hui est Huguette C., une presque centenaire de l’Allier. J’avais, ce jour-là, volontairement choisi d’errer sur la ligne de démarcation après mes escales à Vichy et Génelard. Je ne m’étais pas encore aventuré dans le Jura, où fourmillent les histoires de passeurs et de résistance. J’attendais avant de partir vers l’ouest, pour la Touraine. J’avais en main le livre du Colonel Rémy, Le Déjeuner de la Croix-de-Vernuche, qui conte l’histoire de la ligne et des réseaux de résistance entre Nevers, Moulins et le Morvan. L’auberge en question existe toujours, au bord d’une autre nationale, la fameuse N7. Elle est devenue l’Hôtel de la Croix-de-Vernuche, à Varennes-Vauzelles, juste au nord de Nevers. On ne prend plus assez le temps, en reportage, d’errer le long des routes françaises. J’arrivais de Charolles, Digoin, Dompierrre-sur-Besbres, localités toutes bordées autrefois par la ligne qui, dans le département de l’Allier, comptait dix points de passage officiels entre zone occupée et zone libre: Le Veurdre, Villeneuve-sur-Allier, Moulins, Toulon-sur-Allier, Chapeau, Saint-Pourçain-sur-Besbre, Saligny-sur-Roudon, Coulanges, Molinet et Chassenard. Dix localités vers lesquelles convergeaient naturellement les réfugiés, comme le raconte le réalisateur Thierry Martin-Douyat dans son documentaire L’Allier, entre Résistance et Occupation, visionné en juillet 2017 à la médiathèque (rebaptisée depuis Samuel-Paty) de Moulins, lors d’une projection publique.

Ma destination du jour, au-dessus de Moulins en arrivant par le sud, est Tresnay, un village réputé pour son église romane, dont l’autrice Renée Aurembou semble s’être inspirée pour les illustrations de son récit La Frontière à travers champs, destiné à la jeunesse.

J’avais choisi de m’y rendre par des routes départementales où la circulation automobile est, depuis le début 2021, de nouveau limitée à 90 km/h, après une année seulement de limitation à 80 km/h, preuve de la résistance locale aux décisions tombées d’en haut, c’est-à-dire de Paris.

Huguette, 98 ans, vit dans un corps de ferme typique de la région. Une cour intérieure flanquée, à gauche, d’une fermette d’habitation et, sur la droite, d’un appentis de tôle ondulée, adossé à un grand hangar aux murs recouverts de torchis, troué d’un porche assez haut pour laisser passer les remorques de paille… qui ne s’y arrêtent plus. Le spectacle est le même partout, dans les campagnes françaises et européennes: la paille, emmaillotée mécaniquement en énormes ballots dans des films plastique pour la protéger des intempéries, stationne aujourd’hui le plus souvent dans les champs, en attente d’y être récupérée pour être convoyée directement vers les stabulations ou « exportée » vers d’autres départements. Très peu de paysans, en tout cas dans les pays d’Europe de l’Ouest, manient de nos jours les bottes de paille à bout de fourche, les entassant sur les remorques pour les décharger ensuite et les mettre à l’abri de la pluie. L’agriculture s’est tellement mécanisée qu’elle donne l’impression d’être industrielle. Le paysan français est un entrepreneur même si cela ne lui réussit guère, au vu de son revenu en baisse, du nombre d’exploitations qui ne trouvent plus preneur et des suicides dans la profession, trame de Sérotonine, l’un des romans de Michel Houellebecq.

J’ai comparé, à plusieurs reprises, les photos de ces fermes du centre de la France à celles des années 1940. Les récits foisonnent, en effet, d’histoires de réfugiés contraints de dormir quelques nuits dans ces bâtisses paysannes, loin des regards des Feldgendarmes allemands, avant de tenter le passage en zone libre. Ou vice versa. C’est une particularité de l’Hexagone que l’on ne redira sans doute jamais assez. Toute une partie du pays, rural et agricole, est quasiment restée telle quelle, figée dans sa morphologie d’hier alors que la périphérie des villes s’est, depuis trente ans, transformée radicalement sous l’effet des grandes surfaces, des fast-foods et des zones pavillonnaires ou résidentielles. Voyager le long de la ligne, c’est prendre en pleine figure cette réalité que certains ont qualifiée de « France du vide », mais qui, dans les faits, n’a pas perdu son âme, façonnée par ses paysages, ses traditions et les souvenirs. Le problème est que son histoire a été dissipée, voire effacée par la modernité. Nourrie par la fragmentation sociale des métropoles et des banlieues, la théorie de l’archipel français est devenue notre grille dominante de lecture. Or cette France-là, celle que je parcours, donne en partie tort à ceux qui, comme Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely dans leur livre La France sous nos yeux, affirment qu’en « l’espace d’une vingtaine d’années, l’ensemble du pays s’est transformé en une gigantesque zone de chalandise, que les enseignes ont entrepris de se disputer et de se partager ». Toute la France n’a pas connu cette mutation. Certaines zones restent en marge. Celle de l’ex-ligne de démarcation en fait partie.

La porte à carreaux vitrés de la ferme d’Huguette donne sur une cuisine au carrelage rouge et au mobilier de formica inchangé depuis les années 1970, aujourd’hui labellisé « vintage » dans les brocantes qui animent les villages des  environs, entre avril et novembre. Son arrière-petit-fils Mathieu se tient à ses côtés, tout juste descendu d’un vieux tracteur Massey Ferguson qu’il restaure à ses heures perdues dans le garage situé de l’autre côté de la cour couverte de gravillons, avec d’autres aficionados du Tracto Club du Bourbonnais. Les détails, là aussi, ont leur importance. Les photos de la ligne de démarcation, vues et rephotographiées avec mon téléphone portable dans les salles d’exposition des musées ou dans les silencieuses salles de lecture des archives départementales de l’Allier, du Jura, de l’Ain ou des Charentes, m’ont appris à repérer ce qui, à l’époque, marquait le quotidien de la paysannerie française: les remorques tirées par des chevaux de trait, les meules de paille dans lesquelles les soldats allemands enfonçaient leur baïonnette pour débusquer d’éventuels fuyards, les sabots de bois aux pieds. La rupture du tracteur, dans ces régions françaises, est venue après guerre, avec le plan Marshall et son déversement de Massey Ferguson de couleur rouge dans les campagnes.

Servitude de la modernité

Je me trompe d’ailleurs en écrivant mes notes et Mathieu, 33 ans, me corrige par-dessus mon épaule. Deux tracteurs ont en fait révolutionné, au sortir de la guerre, l’agriculture française de ces régions d’élevage et de bocage où la robustesse des moteurs est restée légendaire: le Pony de la marque Massey Harris et le TE20 de la marque Ferguson. Les deux marques fusionneront ensuite, au début des années 1950. Le jeune paysan étale devant moi une série de magazines, pendant que son arrière-grand-mère farfouille dans une vieille boîte à biscuits marquée Lefèvre-Utile, les fameux biscuits LU, qu’elle a sortie de l’armoire patinée, à côté de la cheminée. Je suis venu parler avec elle de la ligne et je me retrouve à écouter un cours sur les tracteurs.

Les jugements sur la France et le sentiment de déclassement de ses populations rurales font trop souvent fi de cette donne essentielle: la marginalisation de leurs récits dans la construction du narratif de la modernité rurale. Les médias français raffolent des « rurbains », des récits sur les « retours à la terre » post-covid des métropolitains, ou des histoires de paysans déprimés. Ils interrogent rarement les agriculteurs sur leur univers immédiat, sur ce qui fait leur vie quotidienne au-delà de la vente des produits de leur terre, du lait ou du bétail. La mécanisation, entamée par l’irruption des tracteurs Massey Ferguson rouges qui signifiaient la fin des remorques tirées par des chevaux, est pourtant une donnée fondamentale pour comprendre les campagnes. Fondamentale, parce qu’après avoir libéré les paysans de l’après-guerre jusqu’aux années 1970, cette course à la mécanisation a fini par se refermer sur eux, et engendrer une forme de servitude.

Les paysans français, sollicités en permanence, n’ont cessé d’acquérir ces dernières décennies de nouveaux équipements, de plus en plus coûteux. En 2021, un tracteur (vert) John Deere de 550 chevaux – le format habituel de ces engins croisés sur les routes de campagne – coûte, neuf, plus de 300 000 euros. Son grand frère de 600 chevaux vaut, au minimum, 450 000 euros, alors que le revenu moyen annuel d’une exploitation agricole française est, selon les statistiques du ministère de l’Agriculture, d’environ 40000 euros! Faites le calcul, même si les chiffres du revenu moyen, en soi, ne veulent pas dire grand-chose compte tenu de la disparité entre les exploitants et les exploitations, d’une région française à l’autre. Mais il a du sens ici, dans cette campagne nivernaise et bourbonnaise, bien éloignée en termes de revenus des terres céréalières de la Beauce ou des terres betteravières du Nord. Hier, le tracteur offert par l’Oncle Sam dans le cadre du plan Marshall de reconstruction de l’Europe et de son potentiel agricole propulsait les paysans vers un avenir meilleur. Il les libérait des chevaux à atteler, des maréchaux-ferrants, des charrues à pousser. Depuis le tournant des années 1970, ces mêmes tracteurs américains, et les autres équipements qui vont avec – moissonneuses, pailleuses, dérouleuses… –, les transforment en débiteurs permanents des banquiers.

Je voulais rencontrer Huguette pour parler de la ligne, de ses fractures, de ce sentiment de délitement que j’entends partout. J’avais croisé le samedi précédent à Nevers, place de la Résistance, un trio de trentenaires Gilets jaunes, résolus à ne pas baisser les bras, derrière une banderole: « Macron, la France rurale te dit non » et une autre pour le « Référendum d’initiative citoyenne », le fameux RIC. Je me suis approché pour discuter, arguant de l’expérience suisse en matière de démocratie directe pour nouer la conversation. En terrasse du café L’Agricole, en plein centre de Nevers, Michael, Éric et Thierry ont mis leurs colères sur la table. « On est la France oubliée. C’est aussi simple que ça. Les aides et les subventions n’y changent rien. La vérité, c’est que toute une partie du pays nous ignore et s’en porte très bien », m’ont-ils répété, alors que je listais devant eux les chiffres du « Quoi qu’il en coûte »: aides personnalisées aux micro-entrepreneurs, prêts garantis par l’État, mesures de chômage partiel. Un déploiement de l’État-providence, rappelons-le, à des années-lumière de la frugalité du système helvétique ou de la générosité sociale bien moindre de la plupart des États membres de l’Union européenne. De quoi les convaincre que le gouvernement, à l’heure du « Quoi qu’il en coûte » budgétaire, ne les oublie pas? « J’ai plutôt l’impression d’être au théâtre. Sauf qu’à la place d’être des acteurs de notre destin, on est transformés en spectateurs. Avec ces aides, le gouvernement nous paie les places pour assister au spectacle de sa générosité et espérer les votes ensuite », râle Thierry, le plus âgé des trois, technicien à l’usine de fixations Look, l’une des rares implantations industrielles survivantes de Nevers. Thierry, la cinquantaine, a brièvement connu la reprise de son usine… pour un franc symbolique, par l’homme d’affaires Bernard Tapie, décédé le 3 octobre 2021. En 1983, ce dernier jure qu’il va « bouleverser » l’économie de la Nièvre, le fief électoral de François Mitterrand, élu président deux ans plus tôt. Tapie est en pleine ascension entrepreneuriale et médiatique. Il porte en étendard la reprise de l’historique groupe Manufrance de Saint-Étienne.

Il pose, fier, en sauveur, devant les ateliers qui produisent alors skis et fixations. Look sera, au milieu de plusieurs faillites retentissantes au sein de la galaxie Tapie, l’une des réussites de celui qui crèvera bientôt l’écran avec son émission « Ambitions », diffusée sur TF1 en 1986. Six ans après son rachat, Look est revendu pour 260 millions de francs de l’époque, avec une solide assise industrielle « Made in Tapie »: la fabrication de cadres de vélo. Un rapport entre le « Nanard » popularisé par « Les Guignols » et le « Quoi qu’il en coûte »? Thierry sourit. Nous passons au tutoiement: « Je pense à Tapie parce que tu nous parles de Macron, des aides publiques et de la ligne de démarcation. On ne l’aimait pas beaucoup, chez Look, mais lui, il a passé son temps à les franchir, les lignes. Imagine ce qu’un Tapie aurait fait en 1940? Peut-être des choses affreuses, peut-être une fortune, peut-être des miracles? Il nous faudrait à tous, en France, un peu plus de ce « tempérament Tapie » que les déchirures et les privations de la guerre ont engendré. Aujourd’hui, les aides sont nécessaires, surtout dans les secteurs les plus touchés. Mais aider, c’est geler la situation. C’est laisser le pays s’ankyloser. On fait de nous des attentistes, la main tendue. C’est pour cela aussi qu’on est énervés. À la fois contre le gouvernement et peut-être aussi contre nous-mêmes. »

« Ils ne sont plus comme nous »

Voilà qu’Huguette, la nonagénaire de Tresnay, après avoir sorti de sa boîte à biscuits quelques vieux documents d’époque – tel son certificat d’études obtenu en 1939 –, s’emporte à son tour gentiment contre mon parallèle: « Vous vous trompez si vous pensez que la France c’est ça. Moi, ce n’est pas le pays que j’ai vu changer. C’est les gens. Votre archipel, c’est les Français qui le créent à force d’ignorer le pays dans lequel ils vivent. Ils ne sont plus comme nous… » Ils? « Les Français d’aujourd’hui. Ceux que je vois parler à la télé. » J’essaie de creuser le sujet. Isabelle, la compagne de son arrière-petit-fils Mathieu, nous a rejoints depuis quelques minutes. Employée intérimaire d’Eiffage, la société de travaux publics chargée de réhabiliter et d’élargir la nationale 79 alias RCEA (route Centre-Europe Atlantique) qui relie Mâcon à Montluçon, cette brune trentenaire s’est assise à nos côtés, après avoir préparé un thé.

La grand-mère embraye sur son récit. Nous sommes à la fin de l’été 1940. Le maréchal Pétain, installé à l’Hôtel du Parc de Vichy, n’a pas encore rencontré Hitler à Montoire. Mais déjà, ce mors dans la bouche qu’est la ligne de démarcation se resserre sur la France. Huguette se perd d’abord dans les dates, égrène les années, les mois, puis reprend le fil de la chronologie. Elle se souvient ne plus avoir revu sa mère pendant près de deux mois, en août-septembre 1940. Arrêtée, puis internée à la prison de Nevers, celle-ci fut interrogée par la police allemande, sans être torturée, après une dénonciation dont l’origine ne fut jamais élucidée. « Le souvenir que j’ai de cette période est l’entraide. On savait bien que tel ou tel fricotait avec les boches. Mais les sales trucs sont venus plus tard, lorsqu’on a commencé à voir la Gestapo et les Français qui les accompagnaient, pour débusquer les caches d’armes et les valises de billets parachutés pour la Résistance. »

La mère d’Huguette a été, comme tant d’autres, victime de la médisance d’un « corbeau ». Un voisin jaloux? Un des employés de son autre ferme, située à proximité du château qui, réquisitionné par l’occupant, fit un temps office de Kommandantur? La coiffeuse du village qui, très vite, s’amouracha d’un jeune sous-officier de la Wehrmacht? Le fils du vieux forgeron, mobilisé en 1939, affecté au 197e régiment d’artillerie lourde à tracteurs, fait prisonnier sans avoir combattu et rapatrié après l’armistice dans son village, avec sur ses épaules tout le poids de la défaite? Dans sa tête, les souvenirs se chevauchent. Les noms ricochent, se perdent, reviennent, comme autant de petits cailloux restés plantés, fragiles, sur le chemin de sa mémoire d’adolescente. Huguette sait que les Allemands montrèrent le courrier du corbeau à sa mère. La lettre l’accusait de faire passer l’Allier à des pilotes anglais tombés suite à l’accident de leur avion, à l’issue d’un parachutage torpillé justement par l’intervention d’une patrouille de la Wehrmacht. « Je ne sais toujours pas ce qu’elle a dit pour parvenir à s’en sortir, mais je suis sûre qu’elle n’a dénoncé personne car nous avons continué après de recevoir à la maison des gens que nous faisions passer de l’autre côté », nous explique la vieille dame, sous les yeux de son arrière-belle-fille qui, jamais, n’avait abordé cette période avec elle.

Je reviens aux fractures françaises, à ces bouffées de colère que je perçois partout comme une émanation de cette même ruralité blessée, à quatre- vingts ans d’intervalle. « L’état d’esprit, les manières des jeunes d’aujourd’hui n’ont rien à voir avec les nôtres », lâche Huguette, s’égarant par moments dans la recherche d’un autre document, plié au fond de la boîte à biscuits LU. Vieilles factures, photocopie de son livret de famille. Elle poursuit: « Le problème est qu’ils sont tous devenus plus ou moins dépendants, comme mon fils avec son nouveau tracteur. Il doit payer chaque mois les traites. Avant, on se mettait ensemble pour faire les foins et moissonner. Même pendant la guerre, tous les paysans se donnaient un coup de main. Le maire avait obtenu que ceux vivant de l’autre côté de la ligne puissent nous rejoindre pour les semailles. Aujourd’hui, c’est chacun pour soi. Les Gilets jaunes, ils se retrouvent sur les ronds-points pour protester alors qu’ils pourraient faire d’autres choses ensemble, plus positives. Pourquoi toujours manifester? Ils oublient les joies de la vie simple que nous avions. C’est quoi, votre histoire d’archipel? C’est parce que les gens ne se parlent plus qu’ils ont le sentiment de ne plus vivre dans le même pays. »

Faire remonter l’histoire à la surface

Je m’agrippe à ma comparaison entre 1940 et 2021, comme un passager poussé par-dessus bord par lesbourrasques de la mémoire de la vieille dame. Huguette, après quarante minutes d’entretien, veut repartir faire « son bout de sieste », comme elle dit. Je prends congé de son arrière-belle-fille en lui rappelant que la future autoroute pour laquelle elle travaille est bien connue des Suisses. C’est par cette N79, alias RCEA, considérée comme l’une des routes les plus dangereuses de France en raison du nombre d’accidents mortels, que de nombreux Helvètes partis de Bâle, Lausanne ou Genève rejoignent le centre ou le sud-ouest de la France. L’échange avec Huguette a transformé la jeune femme. Isabelle ne connaissait rien à l’histoire de la ligne, mais elle savait que l’arrière-grand-mère de son conjoint avait « plein de choses à raconter ». Elle me fait promettre de lui envoyer, une fois que j’aurai décrypté l’entretien, une copie de mes notes pour essayer d’en savoir plus. Je montre à Isabelle des copies de cartes postales anciennes, que j’ai pris soin d’annoter au crayon pour désigner, dans le bourg de Tresnay, les maisons alors occupées par les Allemands et une cache d’armes supposée, débusquée par ces derniers le lendemain d’un parachutage suite à une dénonciation. Je me rends compte combien cette histoire oubliée peut faire remonter d’autres récits à la surface, jusqu’aux Gilets jaunes d’aujourd’hui. Parce que les liens familiaux, mémoriels restent plus ténus qu’on ne le pense. Parce que l’arrière-petit-fils de tel ou tel habite toujours là. Parce qu’Isabelle a tout simplement envie de savoir. Réveiller les mémoires des gens ordinaires, pour démontrer que ce qui lie les Français entre eux est plus important que ce qui les sépare, est une mission que les historiens français devraient davantage se donner. La « France du vide », si elle se remplit à nouveau d’emplois, de population et de convivialité, engendrera mécaniquement des passerelles entre les îles de l’archipel français.

Richard Werly , « La France contre elle-même », De la démarcation de 1940 aux fracture d’aujourd’hui, Grasset 2022, 246 pages.