La Schadenfreude n’est pas l’apanage des Suisses. Le mot nous vient même d’Allemagne. Mais avouons-le, nous y succombons parfois. Surtout quand il s’agit du voisin. Il est vrai que ce petit plaisir face aux difficultés des autres fait du bien au moment où la Suisse est touchée dans son ADN, le propre en ordre de sa place financière, l’orgueil de ses banques de taille mondiale. « Quand je me regarde, je me désole ; quand je me compare, je me console » disait Talleyrand. Alors que la prospérité helvétique est maintenant à la merci d’un autre tsunami bancaire, on voit sous nos yeux la France s’enfoncer dans l’une des plus graves crises sociales et politiques depuis mai 1968. Mais il n’y a vraiment pas de quoi se réjouir ! Selon une récente étude du CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po), la France est à un niveau de défiance envers la politique rarement atteint, bien supérieur à ses voisins, dont l’Italie.
Et tout cela en raison de l’entêtement d’un homme qui croit pouvoir imposer sa volonté supposée rationnelle à un peuple de Gaulois qu’il qualifie de réfractaires. Mais pourquoi diable ces Français, deux sur trois selon les sondages, continuent à refuser de travailler plus longtemps, alors que les déficits du système de retraite par répartition dont ils sont si fiers s’accumulent, que la durée de vie augmente, que la dette devient insoutenable, que l’Europe, où même les Italiens travaillent jusqu’à 67 ans, les surveille du coin de l’œil ? Irrationnels et inconséquents ces Gaulois, vous dis-je, ma bonne dame… Emmanuel Macron incarne plus qu’aucun président avant lui, à part de Gaulle qui avait une autre stature, la monarchie républicaine, le roi élu. À tel point que Laurent Berger, le patron de la CFDT, lui demande d’abroger la loi sur la retraite à 64 ans qui vient d’être votée au forceps, comme s’il s’agissait de Louis XIV sur son lit de justice décidant selon son bon vouloir suivant l’adage : « quand le prince vient, le magistrat s’interrompt ».
Le président français Emmanuel Macron lors de son allocution télévisée sur la réforme des retraites, mercredi 22 mars 2023.
Et pourtant Emmanuel Macron, tout à son hubris royale au moment où il s’apprêtait à recevoir à Versailles le roi Charles III et la reine consort, avant de devoir reporter la visite sine die pour cause de chaos, devrait se rappeler que les Français ont coupé la tête d’un roi après une révolution qui a fait trembler le monde, et sert encore de phare aux peuples en lutte. Certains manifestants « souhaitent que Macron subisse le même sort que Louis XVI » lit-on dans Courrier International. Depuis 1789, la plupart des grandes avancées sociales et politiques ont été obtenues dans la rue. Et la rue a puissamment parlé ces dernières semaines, contre cette réforme des retraites, qui va toucher surtout ces travailleurs de première ligne que Macron portait au pinacle quand ils ont tenu le pays à bout de bras pendant le Covid. Dans un texte très fort pour Mediapart, l’écrivain Nicolas Mathieu, Prix Goncourt 2018 pour « Leurs enfants après eux », relaie cette question au monarque : « Savez-vous quelle réserve de rage vous venez de libérer ? »
La réponse est cinglante : « L’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple » et « la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime souverain à travers ses élus » ; sous-entendu, la foule haineuse qui s’en prend aux élus, comme il a tenu à le préciser. Un argument repris dans un tweet par l’ancien ambassadeur français aux États-Unis Gérard Araud.
Un des pires héritages de la Révolution, c’est la légitimité que s’arroge régulièrement « la rue » – c’est à dire une minorité parisienne – de représenter le pays contre les institutions constitutionnelles.
— Gérard Araud (@GerardAraud) March 22, 2023
La rue a parlé, mais au château personne n’a voulu écouter. Comme si les puissants tablaient sur la lassitude de cette « foule » étranglée par les journées de grève sans salaire. Ou pire encore, sur une dérive violente façon gilets jaunes justifiant une féroce répression policière.
Mercredi, dans une allocation programmée dans les journaux télévisés de 13h pour s’adresser en priorité à la France rurale et des petites villes et aux retraités qui regardent ces journaux, Emmanuel Macron est resté droit dans ses bottes : pas de remaniement ministériel, pas de dissolution de l’assemblée nationale, et pas de référendum. Au risque de voir son quinquennat s’achever, à peine commencé.
Jean-Philippe Schaller