Joe Biden a reconnu le génocide des Arméniens. Analyse — Genève Vision, un nouveau point de vue

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La communauté arménienne des États-Unis, qui compte plus d’un million de personnes, pour la plupart descendants de rescapés du génocide de 1915, a accueilli cette reconnaissance avec soulagement. Leur pays rejoint la trentaine d’autres qui s’étaient déjà prononcés sur cet épisode douloureux, sous la pression des organisations arméniennes. « Joe Biden refuse la règle du bâillon de la Turquie », a réagi le Comité national arménien d’Amérique (ANCA), l’une des principales associations représentatives de la diaspora.

Pendant des décennies, ses revendications se sont heurtées à un puissant lobbying turc à Washington. Ankara, qui nie le caractère génocidaire des massacres commis par le gouvernement Jeune-Turc en 1915, a dépensé des millions de dollars en campagnes de communication pour propager ses propres thèses. Pour le centenaire, en 2015, la Maison Blanche s’était contentée d’évoquer « les atrocités de 1915 ». Cette année-là, pourtant, plusieurs pays les avaient définies comme un génocide, à commencer par l’Allemagne. Alliée de l’empire ottoman pendant la Première guerre mondiale, celle-ci reconnaissait même sa complicité, rendant plus difficile sa contestation.

Turbulences dans les relations entre Washington et Ankara

Si Biden a enfin utilisé le terme de génocide en 2021, c’est avant tout parce que le contexte politique lui est favorable. Le Congrès américain avait déjà pris position dans ce sens fin 2019. La Chambre des représentants et le Sénat ont alors successivement adopté, à l’unanimité, une résolution appelant à « commémorer le génocide arménien » et à « rejeter les tentatives d’associer le gouvernement américain à la négation du génocide arménien ». Un tel texte avait été auparavant bloqué à plusieurs reprises au Sénat par des alliés républicains de Trump, notamment en novembre de la même année, juste après une visite de Erdogan.

Cette rupture sémantique vient confirmer que les relations entre les États-Unis et la Turquie traversent une période de fortes turbulences. Depuis 2016, leur alliance militaire stratégique a été mise à mal avec l’achat par Ankara de missiles russes S400 et son exclusion du programme de développement des avions américains F-35. La méfiance s’est installée. Le pouvoir turc a suspecté Washington d’avoir soutenu la tentative de coup d’État de juillet 2016 orchestrée, selon lui, par le prédicateur Fethullah Gülen, exilé en Pennsylvanie, et il s’est rapproché de Vladimir Poutine.

Dès son entrée en fonction, la nouvelle administration américaine a montré sa fermeté. Son premier geste fort a été la nomination comme conseiller pour le Moyen-Orient de Brett McGurk, ex-envoyé spécial pour la coalition anti-djihadistes en Syrie, persona non grata en Turquie qui le considère comme un soutien des « terroristes » kurdes. Le 19 avril, trois sénateurs démocrates ont aussi réintroduit un texte législatif visant à condamner les atteintes aux libertés fondamentales en Turquie. « Le laisser-passer délivré par la présidence Trump à Erdogan pour commettre des violations a officiellement expiré », a lancé le sénateur Edward Markey.

« Le résultat normal d’une politique erronée »

Les protestations de rigueur de la diplomatie turque, comme chaque fois qu’un pays ou une institution se prononce sur cette question de 1915, ont semblé cette fois plus timorées. L’ambassadeur turc à Washington n’a pas été rappelé. Et le président turc est resté plus mesuré qu’à l’accoutumée dans ses réactions. Il sait que sa marge de manœuvre est réduite. À mesure que les années passent, le négationnisme d’État de la Turquie devient de moins en moins audible.

C’est ce qu’a fait remarquer Namık Tan, ancien ambassadeur de Turquie à Washington : « La reconnaissance, aujourd’hui, par les États-Unis des événements de 1915 comme un génocide est le résultat normal d’une politique erronée, menée depuis longtemps par la Turquie, ce qui a contribué à son isolement dans le monde », a commenté cet ancien diplomate de carrière, reconnu comme l’un des plus brillants de sa génération.

L’administration américaine fait aussi le constat d’une radicalisation d’Ankara sur la question arménienne comme sur beaucoup d’autres. Après une période d’ouverture, de 2005 à 2013, pendant laquelle la parole a commencé à se libérer en Turquie et le génocide arménien à être débattu dans les médias et les universités turcs, la parenthèse s’est refermée. Quelques jours avant la déclaration de Biden, le directeur de la communication d’Erdogan, Fahrettin Altun, a organisé une conférence au Palais présidentiel, rassemblant la fine fleur des négationnistes, défendant des thèses pourtant largement battues en brèche.

Depuis qu’il s’est allié avec le parti ultranationaliste d’extrême droite, après 2015, le président Erdogan est revenu à des positions hostiles vis-à-vis des Arméniens et sur leurs demandes de justice. La récente guerre dans le Haut-Karabakh a encore jeté de l’huile sur le feu. L’Azerbaïdjan, appuyé par la Turquie, s’est lancé à l’automne dernier dans une reconquête de cette province du Sud-Caucase, région qu’il dispute à l’Arménie depuis son indépendance en 1991. Cette campagne victorieuse a été suivie d’un défilé triomphal à Bakou, en présence d’Erdogan, ce dernier se laissant aller à un vibrant éloge des Jeunes-Turcs. Impossible de ne pas relier ces événements au génocide de 1915 et à l’impunité qui l’a suivi depuis plus de cent ans.

Les avancées considérables des historiens

Cela n’empêche pas « le mur du déni » de s’effriter progressivement en Turquie. Le député d’origine arménienne Garo Paylan, élu du parti pro-kurde HDP, estime que ce qui comptera, au final « c’est la reconnaissance par le parlement turc ». Et il espère qu’elle arrivera. « Le jour où la Turquie affrontera le génocide arménien, peu importe ce que diront les autres parlements. Le génocide arménien a été le sujet d’autres pays, d’autres présidents, parce qu’il a été nié pendant 106 ans. » Et si Ankara a pu semer le doute, grâce à l’intervention d’éminents historiens tels que le Britannique Bernard Lewis, professeur émérite à l’université de Princeton et proche des milieux néo-conservateurs américains, il devient aujourd’hui difficile de nier des faits chaque année plus étayés.

La recherche sur l’extermination planifiée des Arméniens à la fin de l’empire ottoman a fait des avancées considérables ces vingt dernières années. Et, dans une immense majorité des cas, les chercheurs qui se sont emparés de cette question sont turcs, à l’image de l’historien Ümit Kurt, auteur d’une histoire des Arméniens d’Aintab (Gaziantep). Un autre historien turc, Taner Akçam, l’un des pionniers des « genocide studies » et professeur à l’université Clark, près de Boston, a lui aussi fait reculer le négationnisme. En 2019, il a publié « Ordres de tuer », un ouvrage qui analyse des télégrammes codés envoyés par Talaat Pacha, l’architecte du génocide de 1915, et qui établit la préméditation et la planification des massacres.

La prise de position de Biden ne rend le déni d’Ankara qu’un peu plus difficilement tenable.

Guillaume Perrier