Jil Silberstein et la Russie: „La mémoire demeure la contre-arme absolue à l'absolutisme” — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Il y a d’abord Anatoly Martchenko, un ouvrier foreur qui, dans les années 60 en URSS, a été incarcéré pour une bagarre à laquelle il n’a même pas pris part. Cherchant à quitter le pays après sa première détention, il est arrêté et va connaître la brutalité des camps post-staliniens, dont il écrit le premier témoignage.

« Voyages en Russie absolutiste », de Jil Silberstein. [DR].

« Il a en fait une immense compassion pour ses codétenus quand il voit les conditions d’incarcération et de camp qui ont conduit à des mutilations, des suicides, des folies. Et quoi qu’il arrive, il dévoue véritablement sa vie à raconter cette réalité », raconte Jil Silberstein vendredi dans l’émission Tout un Monde. Les menaces et punitions que subira Anatoly Martchenko ne changeront rien à sa détermination. Cette opposition courageuse et constante lui vaudra près de 20 ans passés dans les prisons et les colonies de redressement où il va mourir en 1986 des suites d’une grève de la faim.

Les « décembristes »

Jil Silberstein évoque également dans son livre le moment capital, au début du 19e siècle, incarné par ceux qu’on appelle les « décembristes ». Il s’agit de jeunes aristocrates faisant partie de l’armée russe qui ont pourchassé l’armée napoléonienne après la campagne de Russie. Arrivés à Paris et Londres aussi, ils vont y rester quelques années et s’imprégner de ce qu’ils y voient.

« Ces jeunes gens éduqués vont apprendre le parlementarisme, ils vont lire les gazettes, ils vont aller aux assemblées. Ils vont avoir un précipité de démocratie, de société libérale qui va beaucoup les impressionner », explique Jill Silberstein.

Persuadés qu’un vent d’ouverture soufflera également dans leur pays à leur retour en Russie quatre ans plus tard, ils vont vite déchanter. « C’est alors qu’ils vont participer à des sociétés secrètes où ils vont discuter de l’apport qu’ils ont reçu d’une société ouverte. »

Ils tentent un coup d’Etat en décembre 1825 afin d’obtenir une Constitution du nouveau Tsar Nicolas 1er, mais c’est un échec. S’en suivront des répressions, des déportations en Sibérie, et une chappe de plomb va s’installer sur tout le pays. L’écrivain Mikhaïl Lermontov, le deuxième opposant dont Jil Silberstein fait le portrait, devient le chroniqueur critique de cette société verrouillée, où l’oisiveté et les distractions visent à anesthésier toute forme de révolte.

« Il a vu comment Nicolas 1er a éteint tous les feux d’une possible discussion. Et il a vu comment, dans l’aristocratie, il a favorisé grandement les bals, autrement dit des endroits où on se sent bien. Cependant, en parallèle, des écoles et des universités étaient fermées, des étudiants encasernés. Aujourd’hui, quand on en parle, on peine à imaginer le poids de cette chappe », raconte l’écrivain.

Ces « décembristes » vont inspirer pendant près de deux siècles les différentes formes de la dissidence. Leur histoire va devenir la « mémoire absolue d’une possibilité de renversement du pouvoir ».

Absolutisme aux différentes formes

D’une époque à l’autre, l’absolutisme prend bien sûr des formes différentes, avec un point culminant dans la violence et les massacres sous Staline. Mais il y a quelques points communs, notamment dans la manière dont les mouvements de contestations sont brisés. Pour Jil Silberstein, l’absolutisme reste l’absolutisme.

Jil Silberstein, auteur de « Voyages en Russie absolutiste »

Certes, on ne peut pas comparer l’époque actuelle avec les châtiments du Goulag, mais « la façon de sévir sur les individus quand ils sont ciblés sont des moyens qui sont aussi massifs. On a beau ne plus être dans la période du Goulag, plusieurs journalistes et personnes qui travaillent dans le domaine des droits humains ont été exécutés dans la rue en Russie ces dernières années », poursuit-il.

L’auteur de « Voyages en Russie absolutiste » ne partage cependant pas l’avis de certains qui affirment qu’en Russie on assiste à une certaine résignation de la société civile qui resterait muette ou indifférente face aux dérives du pouvoir actuel.

« Vraiment, je m’oppose fermement à la vision d’une Russie désenchantée », insiste-t-il. Pour lui, ce sont les émissions de télévision ou les programmes uniques bénis par la haute hiérarchie religieuse qui peuvent donner l’impression d’une société passive, incapable de tout esprit critique. Mais derrière tout cela, le culte de la mémoire chez les Russes est quelque chose phénoménal, est-il persuadé. « Et la mémoire demeure la contre-arme absolue à l’absolutisme ».

Sujet radio: Patrick Chaboudez

Adaptation web: Fabien Grenon