Hubert Védrine: „Il faut s'adapter à un monde dans lequel l'Occident n'a plus le monopole de la puissance” — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Dans ce contexte, l’Europe a construit « les meilleures sociétés qu’on ait jamais vues », admet-il. « Mais c’est un monde de bisounours, des bisounours dans Jurassic Parc. Les Européens sont à peu près les seuls au monde à avoir pensé que la guerre, c’était terminé. »

Hybris de puissance de l’Occident

C’est pour cette raison, selon lui, que les observateurs européens manquent de clés de lectures face aux « rapports de force dans un monde multipolaire, compétitif et instable ». « C’est plus dur pour les gentils Européens que pour les autres d’atterrir dans le monde réel. C’est pour ça que c’est plus difficile à analyser. »

Hubert Védrine

Il réitère par ailleurs ses critiques sur le « sentiment d’hyperpuissance » des Occidentaux, qui ont « cru avoir gagné » après la chute de l’URSS. « Mais aujourd’hui, il y a de nombreux pays qui n’ont pas condamné à l’ONU l’invasion russe de l’Ukraine. Non pas parce qu’ils soutiennent la guerre, mais parce qu’ils ne veulent pas se trouver dans le camp de l’Ouest », estime-t-il.

Ainsi, « on ne retrouvera jamais ce qu’on a connu pendant trois ou quatre siècles, la domination du monde entier par l’Occident. Il faut s’adapter à un système mondial dans lequel les Occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance. Et pour beaucoup, c’est choquant, insolent et inquiétant ».

De la même manière, « les Occidentaux ne pourront plus imposer leurs valeurs à coups de sermons ou de bombardements. C’est terminé ça. »

Situation en Russie

L’ancien diplomate français, qui a fait partie d’un groupe de réflexion sur l’avenir de l’Otan, ne cache pas sa nostalgie du système de « coexistence pacifique » des années post-Guerre froide. Il revendique d’ailleurs son inspiration des vétérans américains de la diplomatie, comme Henry Kissinger ou George Kennan, qui se sont montrés critiques envers le triomphalisme américain des années 1990, après l’effondrement de l’URSS.

Durant ces années, sous la présidence de Boris Eltsine, la Russie s’est montrée ouverte et intéressée par un véritable partenariat avec l’Occident. « Même s’ils souffraient déjà de la perte de l’Ukraine, ça aurait pu ne pas devenir obsessionnel s’ils avaient pu développer leur pays » et diversifier leur économie, estime Hubert Védrine.

Hubert Védrine

Mais tel n’a pas été le cas, et on a assisté, au contraire, au retour du « nationalisme russe le plus dur », soutenu notamment par la puissante Eglise orthodoxe. Ainsi, si Vladimir Poutine est « obsédé par le fait que la chute de l’URSS a laissé 25 millions de Russes hors de la Russie », il n’est aujourd’hui pas seul dans sa ligne nationaliste.

« On n’a pas été assez inclusifs et assez intelligents stratégiquement au début, et pas assez dissuasifs depuis une quinzaine d’années », résume ainsi l’ancien ministre de Lionel Jospin. « Pas assez dissuasifs, alors que Poutine disait déjà qu’il n’accepterait jamais l’élargissement de l’Otan, ni le fait que l’Ukraine, sans appartenir à l’Otan, soit déjà traitée comme un pays du système militaire occidental. »

« Réinventer la coexistence pacifique »

Pour Hubert Védrine, tous ces éléments font que les Européens sont actuellement très loin de pouvoir rétablir un dialogue réel avec Vladimir Poutine. « Peut-être que ça n’arrivera même jamais », dit-il.

En revanche, selon lui, il faut maintenir le contact. « Il y aura toujours la Russie. Et ce ne sera jamais un pays social-démocrate scandinave. Il faut intégrer le fait que c’est un modèle différent. Et peut-être qu’un jour, on redécouvrira le voisin russe, et on pourra réinventer la coexistence pacifique. Mais ce n’est pas pour demain. »

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Le suivi des événements en Ukraine: Moscou poursuit ses attaques et affirme avoir détruit des dépôts de carburant

Propos recueillis par David Berger

Texte web: Pierrik Jordan

La menace nucléaire? Peu d’indices en ce sens, mais « on ne sait jamais »

Interrogé sur sa crainte de voir Vladimir Poutine user de l’arme nucléaire, Hubert Védrine estime que l’évolution de la situation sur le terrain semble indiquer que le dirigeant russe n’a pas l’intention de mettre ses menaces à exécution.

«  »Poutine l’a dit de façon rhétorique, comme les autres puissances nucléaires qui rappellent de temps à autre qu’elles ont un arsenal nucléaire. Mais quand vous voyez la mobilisation en Russie, ou le fait de bombarder les centrales d’électricité, ça ne semble pas préparer une frappe nucléaire. »

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À l’inverse, Vladimir Poutine « donne un peu l’impression d’enrager et d’employer tous les moyens, y compris des moyens dits hybrides, parfois archaïques, pour arriver à ses fins. » Pour autant, aucune certitude n’est possible à ce stade.

« Il faut tout faire pour résister », dit-il. « Mais je ne crois pas qu’il y ait de solution en vue. Dans le meilleur des cas, on peut espérer que le conflit se stabilise et stagne de lui-même », dit-il, considérant qu’il s’agit du meilleur espoir pour la population ukrainienne de voir leur situation dramatique s’améliorer.