Géopolitis: le business de l'argent sale — Genève Vision, un nouveau point de vue

0

Mais l’argent sale n’inclut pas que les revenus de la mafia et de la grande criminalité. La corruption, la fraude fiscale, ou encore les détournements de fonds nourrissent aussi cette économie parallèle et cachée. Un phénomène dont l’ampleur reste difficile à chiffrer, comme le souligne Sylvie Matelly, économiste et directrice adjointe de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), dans l’émission Géopolitis: « L’Union européenne estime que cela devrait représenter à peu près 1 % du PIB mondial. Mais vous avez d’autres analyses d’experts qui estiment que c’est beaucoup plus important. Ils vont jusqu’à le chiffrer à 10 %, voire plus. »

Le coup de pouce des progrès technologiques

Depuis une cinquantaine d’années, la finance criminelle prend de l’ampleur. « Il est bien évident que la mondialisation, avec les technologies de l’information et de la communication qui permettent de communiquer instantanément à 2000 kilomètres de distance, avec aussi les transports, la multiplication des flux commerciaux, des flux physiques et les flux d’information, a finalement grandement facilité le développement de cette finance criminelle », analyse Sylvie Matelly.

Au sein des dynamiques liées à l’argent sale, la corruption occupe une place centrale. « Toute la criminalité, toute cette face sombre de la mondialisation dépend de la corruption », souligne Sylvie Matelly qui donne l’exemple du trafic de drogue: « un trafiquant de drogue ne peut pas passer les frontières sans corrompre quelqu’un à un moment donné. » La corruption génère aussi de l’argent sale, celui par exemple des pots-de-vin versés à certains hommes ou femmes politiques en échange de faveur, avec parfois des conséquences jusqu’au sommet des États. Poussé à la démission en 2018, l’ex-président sud-africain Jacob Zuma s’est retrouvé devant la justice en mai dernier. Il est accusé d’avoir accepté des pots-de-vin en marge d’un contrat d’armement.

L’argent sale des paradis fiscaux

Mais pour Sylvie Matelly, un aspect des flux d’argent sale est souvent minimisé par les pays riches. Il s’agit du rôle des paradis fiscaux. « Ce sont des places financières où il y a une très grande opacité, où grosso modo on peut faire tout ce qu’on veut. Cela ne se voit pas », analyse l’économiste. Le nom de ces juridictions revient d’ailleurs régulièrement lors de la dénonciation de scandales financiers. L’exemple récent de l’enquête pour blanchiment menée par la justice suisse à l’encontre du gouverneur de la banque centrale du Liban, Riad Salamé, en témoigne. Selon les documents que le journal Le Temps a pu consulter, les enquêteurs s’intéressent à des transferts de fonds suspects sur des comptes suisses via des sociétés enregistrées au Panama et aux Îles vierges britanniques.

Pour Sylvie Matelly, si la Suisse a fait d’énormes progrès, « on se rend compte que pour pallier à ces efforts, vous avez des liens qui se sont créés avec d’autres paradis fiscaux sur lesquels on n’est moins regardant. En fait, cela a été une sorte de délocalisation du paradis fiscal mais en réalité les flux continuent à transiter par des banques suisses ». Plus globalement, cette spécialiste reste très critique sur les actions des États contre les paradis fiscaux. « Il y a un certain paradoxe dans la volonté politique des grands pays à lutter contre ces activités », constate Sylvie Matelly. « Il y a d’un côté, une opinion publique qui pousse pour des actions. Mais de l’autre côté, c’est aussi un sas de décompression pour les intérêts financiers. Il y a une pression énorme des grandes entreprises, des banques, des marchés financiers pour limiter la lutte contre les paradis fiscaux. »

Certaines organisations inter-étatiques prennent des initiatives pour limiter les flux d’argent sale. La Commission européenne a, par exemple, annoncé la création d’une agence anti-blanchiment, en juillet dernier. Une mesure importante mais insuffisante, pour Sylvie Matelly: « L’hypocrisie de l’Union européenne est quand même assez flagrante. Certes, il y a cette agence anti- blanchiment, certes il y a le Parquet européen financier qui a été créé il y a quelques mois, mais à côté de cela, vous avez une Union européenne qui se refuse à identifier sur son territoire certains pays membres comme des paradis fiscaux. »

Actuellement, la liste noire de l’Union européenne, qui pointe les juridictions tiers non-coopératives à des fins fiscales, comprend 12 territoires. Celle de l’OCDE, qui recense les pays non conformes en matière de transparence fiscale, en compte 5. De son côté, l’ONG Oxfam estimait dans un pointage réalisé en 2020 que 58 territoires rentrent dans la catégorie des paradis fiscaux.

Elsa Anghinolfi