Futur: l'océan recèle la solution — Genève Vision, un nouveau point de vue

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« Les écosystèmes océaniques profonds ont beaucoup à offrir, que ce soit en termes de nouvelles espèces ou en piège à carbone » déclare Lisa Levin, professeure d’océanographie à l’Université de Californie, à San Diego. Elle s’exprime avant un événement pluridisciplinaire sur la biodiversité et la conservation des océans, organisé par l’UNESCO à Genève, Microsoft et le Geneva Graduate Institute.

« La majorité de la planète est constituée d’océans, et la plus grande partie se trouve dans les eaux profondes. C’est la plus grande zone habitable de la planète et, par conséquent, elle est un immense régulateur de notre climat : il absorbe l’excès de chaleur et de carbone de l’atmosphère et contrôle la température que nous ressentons sur terre. »

Les océans agissent naturellement comme des puits de carbone: lorsqu’il atteint la surface, le dioxyde de carbone se dissout dans la mer, puis il s’enfonce dans des eaux plus profondes, absorbant ainsi la majeure partie de l’excès de chaleur généré par l’activité humaine. Environ un tiers des émissions mondiales de CO2, produites par l’homme depuis la révolution industrielle, a été stocké dans les mers grâce à ce processus.

Les écosystèmes océaniques profonds hébergent aussi une variété d’espèces, riches de nouvelles applications médicales. Elles émergent aujourd’hui grâce à des organismes vivant profondément sous la surface.

Par exemple, le dérivé d’une protéine fluorescente trouvée chez l’amphioxus, un invertébré marin vivant jusqu’à plusieurs dizaines de mètres sous le niveau de la mer, a été utilisé dans le développement du vaccin Pfizer/BioNTech contre le Covid-19. D’autres études ont montré que les bactéries des grands fonds ont des effets anticancéreux prometteurs.

Et le meilleur est encore à venir selon Lisa Levin. « Il existe d’autres solutions industrielles offertes par la diversité génétique des grands fonds. Des enzymes différentes qui peuvent tout faire. Elles peuvent décomposer les lipides dans l’eau froide, piéger le carbone, fournir des modèles d’inspiration biologique pour tout, du sang humain artificiel aux greffes osseuses. Et je pense que l’océan profond a vraiment la solution à des problèmes que nous ne savons même pas encore qu’ils existent. »

Un rôle crucial pour la technologie

Ces découvertes sont possibles grâce aux importantes innovations technologiques des 20 dernières années. Lorsqu’ils explorent le fond des océans, les océanographes d’aujourd’hui utilisent des engins sous-marins sans pilote. Equipés de récepteurs acoustiques, ils enregistrent les sons émis par les bancs de poissons, qui peuvent être utilisés pour localiser les populations de poissons.

Le vrai changement est venu de la télémétrie, qui permet d’envoyer des données et des images directement à partir des dispositifs d’exploration: « Cela a en quelque sorte changé la façon dont nous faisons de la science. Au lieu d’avoir trois personnes à bord d’un sous-marin au fond de l’océan, ou peut-être quinze à bord du navire, nous pouvons avoir une centaine d’experts qui regardent une image en temps réel, qui nous permettent de l’identifier au mieux, et nous disent ce que nous devrions recueillir pour mieux l’interpréter », complète Lisa Levin.

Mais il reste un obstacle majeur: « Même si nous avons beaucoup appris au cours du dernier demi-siècle, nous n’avons toujours pas vu la majeure partie des profondeurs océaniques et nos données sont très rares », ajoute-t-elle.

Ocean Biodiversity Information System, une plateforme d’information qui offre les données open source les plus complètes sur les profondeurs océaniques, illustre parfaitement ce manque de données: à moins de 500 mètres sous le niveau de la mer, la majeure partie de l’océan est toujours absente de la carte mondiale.

Et c’est précisément le manque de données qui a rendu les efforts de conservation et le traçage de l’impact du changement climatique difficile dans les profondeurs de l’océan, comme l’a expliqué Lisa Levin lors de l’événement de l’UNESCO: « Les changements climatiques vont interagir avec les perturbations anthropiques dans les eaux profondes, et des données sont nécessaires pour ces deux aspects : pour gérer les océans et promouvoir la durabilité des océans profonds. »

Une nouvelle règlementation… et bien plus encore

Un nouveau traité est actuellement en discussion à l’ONU pour combler les lacunes de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982. En établissant des lignes directrices pour la gestion des océans du monde, le droit de la mer a placé l’Autorité internationale des fonds marins en charge du plancher océanique, mais les pêches ont été laissées à l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture. Or, tout le reste n’a pas été réglementé, selon Lisa Levin.

Axé sur la conservation de la biodiversité dans les eaux internationales, un nouveau traité sur la biodiversité au-delà des juridictions nationales, qui modifiera le droit de la mer, devrait être adopté cet été. Reportée en raison de la pandémie, la quatrième et dernière étape des négociations aura lieu du 17 au 21 août.

Si l’amendement aidera à réguler les écosystèmes marins – en sauvegardant les applications biochimiques futures potentielles des organismes des grands fonds – il ne répond pas à un autre sujet, selon Lisa Levin: le changement climatique. « La CCNUCC, qui est le grand instrument climatique de l’Accord de Paris, met vraiment l’accent sur ce que les États contrôlent. Et les États contrôlent principalement les activités dans leurs zones économiques exclusives (EEE) et sur terre. Mais surtout, tout ce qui a trait au climat, aux impacts climatiques et aux émissions océaniques dans l’océan international n’est couvert par aucun traité. Et cela ne sera pas non plus couvert par le traité sur la biodiversité. »

L’ONU a également lancé cette année la Décennie des Sciences Océaniques pour le Développement Durable. Et Lisa Levin a son idée sur les conclusions à en espérer: « Si l’on pouvait en tirer quelque chose, ne serait-il pas bienvenu d’avoir une flotte internationale, que n’importe quel pays pourrait utiliser, sans avoir à payer à elle seule pour la haute technologie qu’elle requiert? La plupart des pays ne peuvent pas se permettre d’avoir des navires de haute mer qui partent. C’est cher. Ce serait donc merveilleux d’avoir une flotte des Nations Unies à disposition, qui desserve surtout les eaux internationales, où personne n’est vraiment responsable. »

Article de Nicolas Camut pour Geneva Solutions, traduit de l’anglais par Katia Staehli