Femmes sauvées en mer: témoignages édifiants des abus en Libye — Genève Vision, un nouveau point de vue

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«En Libye, les gardiens de prison refusaient de lui donner de la nourriture, du lait ou de l’eau. Il aurait pu mourir et je voulais lui offrir une chance de vivre» a-t-elle ajouté, le visage couvert de larmes.

Fatouma et les autres passagers ont été secourus après environ 9 heures en mer par le Sea-Eye 4, un navire de recherche et de sauvetage exploité par une ONG allemande. Durant une de ses missions de trois semaines en mai, le Sea-Eye 4 a sauvé 408 personnes de six bateaux. Parmi eux, il y avait 150 enfants, dont dix-neuf en bas âge, et 36 femmes, dont au minimum cinq étaient enceintes.

Les ONG de recherche et de sauvetage opérant en Méditerranée centrale dénombrent des centaines de femmes et d’enfants parmi les personnes qu’elles ont sauvé au large des côtes libyennes ces dernières années. D’après les porte-parole de plusieurs ONGs consultées par The New Humanitarian, ils représenteraient 25 à 40% des personnes secourues. Et quasiment tous sont passés par des centres de détention officiels et non officiels libyens.

Le cycle des extorsions, privations et violences auquel font face les demandeurs d’asile et migrants, y inclus dans des établissements affiliés au gouvernement, est bien documenté. Mais à cause de la stigmatisation et des traumatismes, les violations faites aux femmes et aux enfants dans les centres de détention libyens sont sous-déclarés.

Alors que le nombre d’interceptions par les garde-côtes libyens est monté en flèche cette année – atteignant déjà 18’300 au 24 juillet, contre environ 12’000 pour tout 2020 – l’Union européenne (UE) et ses États membres sont de plus en plus mis en cause, les critiques les accusant d’être complices de ce cycle d’abus.

Au moins 930 demandeurs d’asile et migrants ont perdu la vie en tentant de traverser la Méditerranée centrale et environ 27’000 ont atteint l’Europe. Plus récemment, au moins 57 personnes, dont minimum vingt femmes et deux enfants, se sont noyés lors d’un naufrage le 26 juillet.

Depuis 2017, l’UE et plusieurs de ses États membres fournissent des formations, des financements et des équipements, et de plus en plus souvent un soutien en matière de surveillance aérienne, aux garde-côtes libyens, pour faciliter les interceptions. Les demandeurs d’asile et migrants renvoyés en Libye par les garde-côtes, dont près de 1’200 femmes et plus de 600 enfants cette année déjà, sont automatiquement envoyés dans des centres de détention affiliés au gouvernement.

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Parmi ses remarques au Conseil de sécurité des Nations Unies le 15 juillet dernier, Ján Kubiš, chef de la mission de soutien de l’ONU en Libye, a déclaré: «Les États membres [de l’ONU] qui soutiennent des opérations de retour de personnes en Libye devraient revoir leurs politiques, en gardant à l’esprit que les demandeurs d’asile et migrants sont confrontés à un risque réel important de tortures et de violences sexuelles s’ils sont ramenés sur les côtes libyennes.»

Le même jour que les remarques de Kubiš, le parlement italien a voté un renouvellement annuel de son financement aux garde-côtes libyens.

En date du 4 juillet, on dénombrait 840 enfants et plus de 700 femmes enregistrés comme détenus dans l’un des seize centres de détention affiliés au gouvernement en Libye, sur une population totale de détenus de 6’134, selon Safa Msehli, porte-parole de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Mais les autorités libyennes n’enregistrent pas systématiquement les détenus. Leur nombre exact reste donc inconnu, a-t-il ajouté.

«Il y a un manque de transparence sur la présence et la situation des femmes et des enfants dans les centres de détention, mais nous savons qu’ils sont aussi détenus dans de terribles conditions» a confié Matteo de Bellis, chercheur pour le compte d’Amnesty International, à The New Humanitarian.

Un récent rapport d’Amnesty révèle que, durant les seuls six premiers moins de 2021, les demandeurs d’asile et migrants des centres de détention en Libye ont été, entre autres violations, victimes d’homicides illégaux, de tortures, d’extorsions, de viols, de violences sexuelles et de travail forcé, malgré les vœux des autorités libyennes d’améliorer les conditions de détention. Les femmes et les enfants sont particulièrement vulnérables.

Le rapport décrit un schéma de violences sexuelles et de harcèlement à l’encontre des femmes et des filles dans plusieurs centre de détention libyens, y inclus l’exigence de rapports sexuels en échange de l’utilisation des toilettes ou d’approvisionnement en nourriture. Les enfants ne sont pas non plus épargnés. Selon le rapport, des gardiens ont tiré sur la jambe d’un garçon de 13 ans lors d’une tentative d’évasion d’un centre de détention en mai dernier.

Les abus enregistrés par Amnesty sont cohérents avec les témoignages recueillis à bord du Sea-Eye 4 durant sa mission de mai, alors que The New Humanitarian était à bord du navire. Des témoignages qui brossent un sombre tableau des expériences des femmes et enfants dans les centres de détention en Libye.

Le département libyen de lutte contre l’immigration illégale, qui supervise les centres de détention officiels dans le pays, n’a pas répondu à la demande de The New Humanitarian de commenter les allégations de viols et d’abus sexuels généralisés dans les établissements sous son autorité.

«Je savais que nous devions fuir»

Grace, qui vient d’Afrique de l’Ouest, a accouché sur le sol d’un centre de détention en Libye. «Le jour de l’accouchement, la police m’a arrêtée et a laissé mon fils abandonné, étendu sur le sol» a-t-elle raconté après avoir été secourue avec sa fille par le Sea-Eye 4.

L’entrée irrégulière en Lybie est criminalisée. Ainsi, les demandeurs d’asile et migrants font face à la menace constante d’être arrêtés et détenus par les autorités. «J’avais vu des Libyens exécuter des personnes, et j’étais terrifiée» a-t-elle ajouté. «Je savais que nous devions fuir.»

Après avoir été secourues, des femmes à bord du Sea-Eye 4 ont décrit un niveau ahurissant de viols et de violences sexuelles dans les centres de détention affiliés au gouvernement en Libye. Mariam, une Malienne de 24 ans qui a fui les violences conjugales de son mari, a confié avoir été violée et battue chaque jour durant les six mois qu’elle a passé détenue dans un établissement de la ville côtière de Zuwara.

Sa fille, âgée de 5 ans, était avec elle et a été témoin des abus subis par sa mère. «Ma fille m’a vue dans cet état et elle a juste pleuré et pleuré. Je suis devenue folle. Quand je vois une personne dans la rue aujourd’hui, j’ai peur et je me sens suivie. J’ai vu trop d’autres femmes et filles se faire violer devant moi.»

Le centre de détention de Zuwara a depuis été fermé, comme plusieurs autres réputés pour leurs abus, mais les conditions dans les nouveaux centres ouverts par le département libyen de lutte contre l’immigration illégale seraient tout aussi lamentables.

Julia, une Malienne de 22 ans, a été arbitrairement arrêtée par les autorités libyennes et envoyée dans l’un de ces nouveaux établissements appelé Shara’ al-Zawiya, à Tripoli, décrit par le département libyen de lutte contre l’immigration illégale comme un centre pour les groupes vulnérables, tels les femmes et les enfants, d’après le rapport d’Amnesty.

Julia a déclaré qu’à Shara’ al-Zawiya les adultes ne recevaient qu’un repas par jour, et que les enfants ne recevaient pas de nourriture du tout, ajoutant qu’elle avait vu des femmes enceintes se faire battre par des gardiens car elles demandaient plus de nourriture. «Les Libyens n’aiment pas les personnes noires et nous maltraitent. Nous n’avions pas d’accès à de l’eau potable et devions boire l’eau des toilettes.»

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Julia a confié avoir été violée à répétition dans le centre et s’est retrouvée enceinte. C’était impossible pour elle de dire qui était le père de l’enfant. «Quand les hommes te violent dans les centres de détention, ils sont toujours minimum deux. Un homme pointe un fusil sur toi. L’autre te viole. Parfois, il y en a un troisième qui filme la scène.»

En juin, cinq adolescentes somaliennes âgées entre 15 et 17 ans, également détenues à Shara’ al-Zawiya, ont dit à Associated Press avoir été abusées sexuellement par les gardiens dans le centre. Au moins deux d’entre elles ont tenté de se suicider suite à ces abus.

A bord du Sea-Eye 4, Aicha, 23 ans, originaire d’Afrique de l’Ouest, a dit elle aussi être tombée enceinte après avoir été violée à de multiples reprises dans l’un des centres du département libyen de lutte contre l’immigration illégale. «Quand j’ai commencé à me sentir malade et à vomir dans le centre de détention, j’ai compris ce qui se passait. J’ai pleuré tous les jours jusqu’à ce que je m’enfuie et traverse la Méditerranée» a-t-elle expliqué.

Quand elle a été secourue par le Sea-Eye 4 le 16 mai, elle en était à son troisième trimestre de grossesse, et son corps était couvert de bleus et de cicatrices causés par les coups qu’elle avait récemment reçus.

Beaucoup des enfants secourus par le Sea-Eye se comportaient de manière anormale pour leur âge selon Marlene Fiessinger, une infirmière à bord du navire.

«Immédiatement après le sauvetage, ils ont commencé à faire des câlins aux membres d’équipage, et il était évident qu’ils avaient été privés de contact corporel et d’affection» a déclaré Marlene Fiessinger à The New Humanitarian. «Ils voulaient être portés dans les bras et étaient demandeurs d’un environnement paisible et aimant.»

D’après elle, la majorité des enfants souffrait de malnutrition, de déshydratation, et de diverses sortes d’infections, probablement causées par les conditions de vie dans les centres de détention en Libye et à bord des bateaux bondés dont ils ont été secourus.

Les conditions de détention dans les centres peuvent avoir des effets durables sur les enfants, selon Serena Colagrande, responsable du plaidoyer pour Médecins Sans Frontières France, qui est l’une des rares ONGs à avoir eu accès aux centres de détention libyens.

«Tout cela va influencer la santé physique et mentale des enfants, dont la plupart sont déjà affaiblis et en insuffisance pondérale» complète-t-elle.

L’UE «perpétue le cycle»

L’OIM et l’Agence de l’ONU pour les réfugiés (HCR) soutiennent que la Libye n’est pas sécuritaire pour les réfugiés, les demandeurs d’asile et les migrants et exhortent les États à s’abstenir de renvoyer les personnes sauvées en mer dans ce pays. Les deux organismes ont aussi demandé que les personnes détenues dans les centres libyens soient libérées.

«Nous appelons à la libération immédiate des plus vulnérables, y compris les femmes et les enfants» a déclaré Jean-Paul Cavalieri, chef de mission du HCR en Libye, à The New Humanitarian.

Un porte-parole de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité n’a pas directement répondu lorsque The New Humanitarian a demandé si la Commission européenne, la branche exécutive de l’UE, devrait revoir son soutien aux garde-côtes libyens en regard de la large documentation existant sur les abus se déroulant dans les centres de détention, y compris les abus sexuels sur les femmes et les filles. Mais il a dit que les dénonciations de violences sexuelles et basées sur le genre «doivent être condamnées de la manière la plus ferme possible.»

«Notre position concernant les conditions de détention des migrants dans les centres libyens est claire : La situation dans ces centres est inacceptable. Le système actuel de détention arbitraire doit cesser» a poursuivi le porte-parole, ajoutant que l’UE travaille avec les agences onusiennes et les ONG internationales pour fournir de l’assistance humanitaire aux demandeurs d’asile et migrants en Libye.

Mais beaucoup jugent que cela ne suffit pas.

«Il ne fait aucun doute que le soutien de l’UE aux interceptions en Libye perpétue le cycle de détention arbitraire et d’abus dans les centres de détention en Libye» a déclaré Judith Sunderland, directrice adjointe de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch. «Le soutien à l’aide humanitaire n’absout pas l’UE de sa complicité.»

Pendant ce temps, les ONGs de recherche et de sauvetage telles que le Sea-Eye se battent pour maintenir une présence en Méditerranée centrale, à cause des nombreuses politiques mises en œuvre par les États membres de l’UE, qui ont rendu leur fonctionnement plus difficile encore.

Après le débarquement en Italie des personnes sauvées par le Sea-Eye durant sa mission du mois de mai, les autorités italiennes ont saisi le Sea-Eye 4, citant «diverses irrégularités de nature technique.» Le navire attend toujours sa libération.

Depuis 2019, les autorités italiennes ont saisi au moins treize autres navires de recherche et de sauvetage d’ONGs en se basant sur des critères similaires. Et 58 procédures juridiques ont été ouvertes par des États membres de l’UE depuis 2016 contre des navires de recherche et de sauvetage opérant en Méditerranée.

«En 2015, quand le corps d’un enfant en bas âge s’est échoué sur la côte turque, l’Europe s’est indignée» a confié Sophie Weidenhiller, porte-parole de Sea-Eye, à The New Humanitarian, faisant référence au célèbre cas d’Alan Kurdi. «Six ans plus tard, la situation n’a fait que se dégrader et les corps morts d’enfants s’échouant sur les côtes ne font même plus l’objet d’un titre dans les médias.»

* Tous les noms ont été modifiés pour garantir la sécurité des femmes et enfants secourus. Article enrichi par la contribution du journaliste Ghady Kafala, depuis Tunis.

The New Humanitarian a bénéficié du transport fourni par le Sea-Eye 4, un navire de recherche et de sauvetage opéré par une ONG allemande.

sc/er/ag

Article de Sara Cincurova pour The New Humanitarian, traduit de l’anglais par Katia Staehli

Cet article a été publié par The New Humanitarian, une agence de presse spécialisée dans les reportages sur les crises humanitaires. Lisez l’article en anglais ici. The New Humanitarian n’est pas responsable de l’exactitude de la traduction.