Dmitri Mouratov: „La société russe est profondément divisée vis-à-vis de cette guerre” — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Aujourd’hui plus que jamais, Dmitri Mouratov est un homme en danger. Mi-avril, on lui a jeté de la peinture rouge avec de l’acétone dans un train en Russie. L’auteur de l’agression a été relâché sans être inquiété. Mais il n’a pas l’intention de fuir la Russie, malgré les menaces et les attaques. Il pose son dilemme en ces termes: « Il est difficile de vivre dans sa patrie sans liberté, mais il serait tout aussi difficile de vivre en liberté sans sa patrie. »

Étudier la société russe

En Russie, son journal Novaïa Gazeta, dont six journalistes ont déjà été assassinés au total, a suspendu ses publications jusqu’à la fin de la guerre, à cause de l’impossibilité de couvrir celle-ci librement. Une partie de la rédaction continue néanmoins à travailler depuis l’Europe, avec à sa tête le rédacteur en chef adjoint. « Nous avons dû arrêter de mettre à jour le site, les réseaux sociaux et notre chaîne Youtube », déplore Dmitri Mouratov dans l’émission Tout un monde.

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Les locaux du journal indépendant Novaïa Gazeta à Moscou, 15.03.2021. [Dimitar Dilkoff – AFP].

Mais le journaliste ne compte pas se taire face à l’invasion de l’Ukraine. Déjà, il annonce d’autres projets. « Nous pensons faire un supplément fermé au journal, qui s’appellera comme sa première syllabe: NO. » Novaïa Gazeta a toujours étudié le pouvoir, explique-t-il, à travers la corruption ou la guerre. Cette ligne risque de changer un peu dans la nouvelle version.

« Avec NO, nous allons nous occuper davantage de la société russe. Pourquoi soutient-elle en grande partie le pouvoir éternel de Vladimir Poutine? Pourquoi accepte-t-elle les diktats? Nous allons donc nous occuper de l’étude anthropologique, si vous voulez, de la mentalité de la société russe contemporaine. Je regrette que nous ne l’ayons pas fait avant. »

Car désormais, Dmitri Mouratov veut s’intéresser à la division de la société, qui s’opère entre les générations mais aussi entre amis ou collègues, au sujet de la guerre. « Les uns soutiennent l’opération spéciale, les autres disent non. NO, comme le titre. »

« Quand les tanks sont entrés en Tchécoslovaquie en 1968, sept ou huit personnes ont manifesté sur la place Rouge. Or, ces derniers temps, on a eu plus de 17’000 arrestations pour les protestations anti-guerre. Ça veut dire que la société civile a incroyablement grandi, et qu’il y a des opinions différentes dans la société », observe-t-il.

Ne pas condamner tous les Russes

« Parmi les personnes qui consomment des médias indépendants, il y a très peu de personnes qui soutiennent la guerre. Mais nous avons conscience que la population qui écoute les médias d’Etat est complètement influencée par la propagande. Ces deux parties n’arriveront pas à mener un dialogue. Parmi la population la plus âgée, il n’y a plus d’intérêt pour les faits, il n’y a que des opinions. »

Et la fracture se fait en particulier entre les générations. « Les jeunes entre 18 et 30 ans ont conscience que leur destin est mis à mal. Les rêves sont menacés, alors que la génération de plus de 60 ans est convaincue par la propagande. C’est un fossé impossible à combler », déplore-t-il dans le 19h30. « Je ne suis pas ici pour vous donner de l’optimisme », assène-t-il.

Et d’après le journaliste militant, le Kremlin en est « en partie conscient ». Son porte-parole Dmitri Peskov a reconnu que 25% de la population ne soutenait pas l’opération en Ukraine. Cela représente 30 millions de personnes qui ne « peuvent rien faire », rappelle Dmitri Mouratov. La résistance existe, depuis la Russie ou à l’étranger, mais le prix est cher à payer. Les sanctions sociales et professionnelles pour la moindre parole dissidente sont « absolument impitoyables ».

Il appelle donc à ne pas rejeter la responsabilité de la guerre en Ukraine sur toute la population russe. « Ce n’est pas juste de dire que la Russie a une responsabilité collective. Malgré les tragédies, malgré Boutcha, nous devons faire la différence », appelle-t-il. « Je ne veux pas qu’on dise que l’entier de mon pays est responsable de cette guerre, que tous soutiennent le président. Ce n’est pas vrai! »

Un participant à une manifestation non autorisée interpellé à Moscou le 6 mars 2022. [Yuri Kochetkov – EPA/Keystone].

Le contre-pouvoir essentiel des médias

Sa combativité face aux pressions du pouvoir russe, Dmitri Mouratov la doit à une conviction: la liberté de parole et de la presse sont autant d’antidotes à la tyrannie et à la guerre. Citant son propre discours d’Oslo, il résume: « L’absence de liberté de la presse fait toujours naître la propagande, la propagande est toujours au service de la tyrannie, et la tyrannie se dirige toujours vers la guerre. »

Et la propagande joue un rôle central dans cette guerre. « Des techniques de propagande ont été testées pendant 20 ans sur la société russe. Et ça aboutit à la guerre. Les médias indépendants, c’est ce qui empêche les hommes politiques d’imposer leur opinion. C’est ce qui empêche la guerre », dit-il.

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Le discours officiel martèle les références au fascisme, au nazisme, et pour nombre de Russes, c’est comme s’ils étaient projetés dans le passé. Comme s’ils ne combattaient pas l’Ukraine, mais les nazis de l’époque. Selon Dmitri Mouratov, cette victoire soviétique de 1945 est également sacrée pour Vladimir Poutine. Et avec l’avancée de l’Otan à l’est de l’Europe – contraire aux promesses faites à la Russie – « il a l’impression qu’on lui vole cette victoire ». Aujourd’hui, c’est comme s’il voulait la sauver.

« Aujourd’hui, l’Otan est devenue, pour la propagande de Poutine, un synonyme de promesse brisée, de menace. Je pense que beaucoup de politiques dans le monde ont sous-estimé le discours de Munich de Vladimir Poutine. Déjà à l’époque, il annoncé qu’il ne resterait pas les bras croisés. Ces signaux n’ont pas été entendus par l’Occident. Poutine n’était alors qu’un simple président qui arrivait à la fin de son mandat. Mais aujourd’hui, c’est un monarque, un président-roi qui peut réaliser toutes ses lubies. » Et l’échec des accords de Minsk, malgré les efforts des deux côtés, a été un catalyseur qui a provoqué la guerre, estime-t-il dans le 19h30.

Des rêves d’ouverture brisés

Quoi qu’il en soit, d’après lui, le futur de son pays est brisé. Cette invasion et ses conséquences signent la fin d’une époque en Russie, en particulier pour les jeunes. « Pour la population la plus âgée, pour les gens qui vivent de leur retraite ou qui reçoivent un salaire médiocre, les sanctions n’auront pas de conséquences. Le salaire moyen en Russie est d’environ 420 francs suisses. La majorité de la population est déjà à terre », rappelle-t-il.

L’ancien dirigeant d’URSS avait notamment rencontré le président américain Ronald Reagan à Genève en 1985, dans une ambiance plus décontractée qu’aujourd’hui. [Mary Ann Fackelman – Keystone].

En revanche, les sanctions affecteront durement le futur des jeunes générations, principalement urbaines. « L’éducation, les études, la santé, la création artistique, la liberté de parole, la liberté sur Internet. Des milliers de ressources sont bloquées sur internet et il est tout à fait possible que Youtube vive ses dernières semaines.

Et ces jeunes ont lié leur futur à une planète numérique, à une humanité mondiale. Ils ne voulaient pas connaître de frontières, ils se souviennent que Gorbatchev en avait fini avec tout ça. Il avait rendu la Russie au monde, et rendu le monde à la Russie. C’était un grand projet humaniste. Et les jeunes ont perdu cet avenir. »

Dmitri Muratov craint aussi un désintérêt ou un rejet en Occident pour la culture d’un pays qui, après cette agression, n’est plus perçu de la même manière. « Léon Tolstoï n’est pas mort le 7 novembre 1910, mais le 24 février 2022. Avant, tout le monde essayait de percer le mystère de l’âme russe. C’est fini. La question est réglée. Plus personne ne s’y intéresse. »

« Cette guerre a brisé le destin de mon pays! »: l’interview intégrale de Dmitri Mouratov au 19h30

Sujet radio: Isabelle Cornaz

Interview TV: Philippe Revaz

Texte web: Pierrik Jordan