Des fusils suisses au cœur d’une „guerre sale” au Yémen — Genève Vision, un nouveau point de vue

0

Voir la vidéo de l’opération

Parmi les soldats filmés à terre, au moins trois portent des fusils d’assaut Sig Sauer 551, fabriqués en Suisse. Ceux-ci présentent en effet quelques signes très distinctifs: une crosse et un chargeur caractéristiques, mais surtout trois sorties d’air rectangulaires aux coins arrondis.

D’autres séquences permettent de localiser le théâtre de cette opération. Premièrement, lorsque la frégate approche et cible l’île, ensuite lorsque les soldats se déploient sur la plage. Dans les deux cas, la ligne montagneuse en arrière-fond correspond à celle du mont Hanish, sur les îles yémenites du même nom.

Déjà en 2018

Ce territoire est considéré comme stratégique, car il servait de réserve d’armes aux rebelles houthis. Pour Leone Hadavi, de Lighthouse Reports, « il y a là des preuves précises, en termes de localisation et de période temporelle, d’armes suisses impliquées dans une opération au Yémen, qui a un impact sur la vie de civils ».

Le pays est coupé en deux depuis plus de six ans. Les Houthis, soutenus par l’Iran, y font face aux forces loyalistes, appuyées par l’Arabie saoudite. Un blocus maritime et aérien empêche des millions de civils d’accéder à la plupart des denrées. « Seize millions de personnes sont dans une situation très risquée vis-à-vis de l’accès à la nourriture », explique Hichem Khadraoui, directeur des opérations de l’ONG Geneva Call. La famine menace.

En 2018 déjà, Blick alertait sur l’utilisation d’armes suisses dans cette guerre sale. S’appuyant sur une photo de soldats armés de fusils Sig, le média écrivait: « Les Saoudiens tuent avec des fusils d’assaut suisses« . Le Secrétariat à l’économie (SECO), responsable de la surveillance des exportations de matériel de guerre, s’était contenté d’affirmer: « Nous n’avons aucune preuve que de telles armes ont été ou sont utilisées au Yémen. L’image fournie ne montrait pas l’emplacement des personnes avec les fusils d’assaut, et ne permettait pas de tirer des conclusions sur leur implication dans des opérations de combat ».

Accompagnés par l’ONG Lighthouse Reports, des journalistes de plusieurs médias ont mené l’enquête. En analysant des dizaines de vidéos, nous avons trouvé les éléments matériels qui faisaient défaut.

Lire aussi: Quand le matériel de guerre suisse tue

Gouvernement et Parlement impassibles

Contacté, le SECO a confirmé à la RTS l’exportation vers l’Arabie saoudite de 106 fusils d’assaut, ainsi que de 300 pistolets mitrailleurs. Il rappelle toutefois que ces transactions datent d’avant 2009, soit avant le début du conflit. Il s’est ensuite désintéressé de ces armes. La Suisse ne contrôle que depuis 2012 l’utilisation qui est faite du matériel de guerre qu’elle vend. Ni le gouvernement, ni Sig Sauer n’ont accepté de commenter l’utilisation de ces fusils dans le conflit au Yémen.

En 2021, le Parlement a, lui aussi, préféré ignorer les risques liés à cette région. Il a refusé une motion de Priska Seiler Graf, conseillère nationale socialiste, qui proposait l’interdiction de toute vente d’armes à l’Arabie saoudite. « Nous avons une responsabilité vis-à-vis du monde, nous nous présentons comme le pays des bons services, nous hébergeons le CICR, nous devrions promouvoir la paix », estime la Zurichoise. Elle s’interroge : « Ce commerce représente 0,2% du total de nos exportations. Ces 0,2% valent-ils vraiment les problèmes politiques et les entaches à la réputation qu’ils engendrent ? »

Défense suisse, victimes yéménites

Pour Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue militaire suisse, la problématique est plus large. « Il est illusoire d’imaginer une défense de notre pays sans entreprise, sans fabrique [de matériel militaire]. Cela fait partie des capacités de défense ». L’expert estime donc que la Suisse a besoin d’usines qui produisent de l’armement, pour sa propre défense. Un argument qui ne légitime pas leur utilisation dans des pays en guerre.

Il ne s’agit pas que d’histoires anciennes. Une autre vidéo, diffusée sur TikTok en 2021, montre des soldats des forces spéciales saoudiennes, Sig Sauer 552 à l’épaule. Ces mêmes forces spéciales continuent donc d’employer du matériel produit dans le canton de Schaffhouse. Elles sont aussi impliquées dans le blocus naval au Yémen, « considéré par les Nations unies comme un possible théâtre de violations des droits humains et de crimes de guerre, responsable de la mort de plus de 85’000 civils », rappelle Stefano Trevisan de Lighthouse Reports.

Ce constat illustre le dilemme créé par les exportations d’armes. Ce secteur d’activités est jugé important pour la sécurité et l’économie de la Suisse. Il reste impossible, une fois les transactions effectuées, de s’assurer que les équipements ne serviront pas, un jour, dans des conflits aux conséquences humaines désastreuses.

Cécile Tran-Tien avec Tybalt Félix, Dimitri Zufferey

Lire aussi: Un Pilatus suisse impliqué dans un bombardement meurtrier en Afghanistan

Une enquête transnationale

Cette enquête est le fruit d’une collaboration entre plusieurs médias. Des journalistes de la RTS, SRF, RSI et la NZZ am Sonntag ont travaillé ensemble pour suivre la trace du matériel suisse dans divers conflits.

Pour empoigner ce sujet, ils étaient accompagnés par Lighthouse Reports, une ONG basée aux Pays-Bas qui mène des enquêtes transnationales complexes. Celles-ci mêlent des méthodes journalistiques traditionnelles, comme les demandes de transparence, à des techniques émergentes comme l’OSINT (information basée sur des données ouvertes à tous) et la data.

Prise de position du SECO

Il convient de préciser que l’exportation des fusils d’assaut vers l’Arabie saoudite a été autorisée en 2006 sous un régime de contrôle qui a depuis lors été renforcé à plusieurs reprises.

A l’époque, les motifs d’exclusion obligatoires actuellement en vigueur pour les exportations de matériel de guerre étaient notamment inexistants. Aujourd’hui, de telles demandes seraient refusées.

Dans ce contexte, le Conseil des Etats a décidé de rejeter la motion Seiler Graf en 2021, jugeant que les mesures en place étaient suffisantes.