Une question nous hante. Pourquoi l’Occident a-t-il fermé les yeux ? Pourquoi a-t-il tardé à prendre conscience de la personnalité de Poutine ? Toutes sortes de raisons ont déjà été avancées. La politique d’influence du Kremlin fut efficace et séduisit beaucoup. La Realpolitik postulait aussi que nous avions tout intérêt à commercer. On y ajoutait la justification vertueuse que le commerce engendrerait inexorablement l’ouverture du régime et qu’il favoriserait l’émergence de la démocratie. Il suffisait d’être patient, et bienveillant.
Manquait-il la preuve suprême ? La Transnistrie, l’Ossétie du Sud, le Donbass et la Crimée n’avaient pas suffi à réveiller les consciences. L’invasion brutale, les exactions, les exécutions, Boutcha, autant de crimes effrayants qui nous heurtent désormais de plein fouet. Il y a dix jours, Joe Biden a osé traiter Poutine de criminel de guerre. Beaucoup encore, surtout en France, s’en offusquaient et le lui reprochaient. Cela ne se fait pas en diplomatie. Les horreurs de Boutcha soulèvent le cœur, mais elles suscitent aussi la colère.
Les Ukrainiens sont en colère contre les dirigeants occidentaux qui se sont opposés à leur entrée dans l’OTAN, en priorité la France et l’Allemagne.
« Les monstres sont-ils nés ainsi, ou le deviennent-ils ? », se demande Garry Kasparov dans « Winter is coming ». L’ancien champion du monde d’échecs, et militant des droits humains, raconte cette Russie qu’il ne connaît que trop bien. Le livre date de 2015. Je lis. Kasparov évoque les intentions belliqueuses de Poutine, il décrit le cheminement de l’autocrate, il dévoile la stratégie à l’œuvre, la construction d’un pouvoir absolu, les élections truquées, la kleptocratie, le système mafieux. Il dit que ce n’est qu’un début, il prédit le pire. Il rapporte les discours agressifs, le besoin de revanche et de conquête, la menace nucléaire. Tout y est. Je lis, et relis. Serait-ce une édition 2022 revue et corrigée ? Pas du tout. Kasparov nous éclairait parfaitement il y a longtemps déjà.
Il y avait bien des lanceurs d’alerte, des témoins privilégiés de la catastrophe à venir, des observateurs lucides que la question des droits de l’homme importait. Nous les avons souvent vus comme des Cassandre de la guerre de Troie. Il y a un mois encore, on soupçonnait les services de renseignement américains de manipulation quand ils nous annonçaient le début de l’invasion.
Longtemps, les États-Unis et l’Europe ont détourné le regard, minimisé les crimes, passé sous silence la violation des droits humains. Les plus grands esprits admettent s’être trompés sur le personnage. Des dirigeants s’excusent. Le président allemand Frank-Walter Steinmeier avoue s’être trompé, et juge que son soutien au gazoduc Nord Stream 2 était une erreur.
La culture est une couche légère, fragile qui ne protège pas l’humanité de basculer dans l’horreur, disait aussi Freud.
L’intellectuel Georg Steiner s’est interrogé toute sa vie sur la capacité des hommes à faire le mal. Les bourreaux cultivés des camps écoutant une symphonie le soir, assassinant froidement le matin. La culture est une couche légère, fragile qui ne protège pas l’humanité de basculer dans l’horreur, disait aussi Freud.
Tout remonte donc à la surface. Les attitudes, les compromissions. Les Ukrainiens sont en colère contre les dirigeants occidentaux qui se sont opposés à leur entrée dans l’OTAN, en priorité la France et l’Allemagne. Ils leur reprochent une complaisance coupable que leur engagement ces dernières semaines n’efface pas complètement. Ils se souviennent de Macron recevant Poutine au Château de Versailles. Ils s’interrogent sur le propos et les intentions de ces coups de fil quotidiens. Ils incriminent la politique de la « main tendue » de l’Allemagne.
Nous sommes confrontés au mal absolu. Les yeux définitivement décillés. Envahis de pessimisme sur la suite du conflit, redoutant d’apprendre de nouvelles exactions. « On laisse le mal régner… » dit Zelensky devant le Conseil de sécurité cette semaine. La justice internationale est sollicitée : juger les coupables sera l’un de ses plus grands défis.
« Mais le mal ne meurt pas, pas plus que l’Histoire ne se termine, écrit Kasparov. On peut le réduire mais, telle une mauvaise herbe, il ne sera jamais déraciné. Il attendra le bon moment pour ressurgir par les fissures de notre vigilance. Il prospérera sur le sol fertile de notre autosatisfaction, et même sur les gravats du mur de Berlin abattu ».
André Crettenand