Chili, l’ombre de Pinochet

15 septembre 2023

C’était l’autre 11 septembre, celui de 1973. Le général Pinochet soutenu par la CIA mettait un terme dans la violence au gouvernement d’unité populaire de Salvador Allende qui se suicidait le même jour. 3’200 morts et disparus, 40’000 personnes torturées. 50 ans plus tard, le Chili vit à nouveau sous un gouvernement de gauche. Mais le président Gabriel Boric, qui se réclame d’Allende, se heurte à l’extrême-droite revenue en force, et qui a remporté en mai le scrutin pour le Conseil constitutionnel. « Il y a tout un système lié au coup d’Etat qui s’est mis en place ; notamment par des investissements économiques, qui sont liés à ce qu’est le Chili aujourd’hui, le Chili néolibéral qui a privatisé beaucoup de ses ressources financières. C’est sûr que l’extrême-droite est aussi là pour protéger ses privilèges », explique dans Geopolitis Vania Aillon, la directrice du festival FILMAR en América Latina, elle-même fille de réfugiés chiliens ayant fui la dictature en 1973.

Les mois qui viennent seront décisifs pour l’avenir du réformisme au Chili. Après deux référendums, les Chiliens voteront à nouveau en décembre sur une nouvelle Constitution, qui devrait mettre un terme à celle héritée de la dictature de Pinochet, née de l’alliance des militaires et des ultra-libéraux américains de l’école de Chicago, qui voulaient faire du Chili un laboratoire de leur doctrine. Sauf que c’est l’extrême-droite pinochettiste qui sera chargée de rédiger cette constitution. Il y a donc fort à parier que l’ambition réformatrice, écologiste, féministe, égalitariste des manifestants de 2019, qui avaient ensuite porté Gabriel Boric au pouvoir, sera effacée.

AP Photo/Esteban Felix

Un groupe en faveur du Général Augusto Pinochet célèbre le 50e anniversaire du coup d’Etat militaire mené par Pinochet, près du Palais présidentiel de La Moneda, à Santiago, au Chili, le 9 septembre 2023.

Malgré plusieurs avancées sociales, dont l’obtention de la semaine de 40h au lieu de 45h par la Ministre du travail communiste Jeannette Jara. « On attendait quelque chose de beaucoup plus ample par rapport à la démocratie, à l’arrivée de Boric », regrette Vania Aillon. « Je pense qu’il faut aussi le lire dans un contexte beaucoup plus international, avec une droite qui se durcit aussi dans toute l’Amérique latine. » La dynamique de gauche non autoritaire en Amérique latine semble en effet s’essouffler, malgré la victoire historique de Gustavo Petro en Colombie et le retour de Lula au Brésil. Après la dérive droitière de Dina Boluarte au Pérou, il semble probable que le voisin argentin bascule dans un populisme ultralibéral avec la candidature du clone trumpiste Javier Milei.

Les 50 ans de ce coup d’Etat laissent un goût amer en Suisse également. La Suisse, qui avait accueilli 2’500 réfugiés sur les 200’000 exilés chiliens, dont un bon nombre de descendants de Suisses partis au Chili au 19e siècle, comme le rappelle Alberto Dufey dans L’exil chilien en Suisse : 17 ans de solidarité helvétique, paru aux éditions Swisslatin. Lui-même Chilien d’origine suisse, il souligne le rôle crucial dans la dénonciation de la dictature d’un certain nombre d’intellectuels suisses, dont Jean Ziegler, condamné à 2’000 francs par un Tribunal genevois pour avoir traité Pinochet de fasciste. Ziegler qui n’a cessé de dénoncer dans ses livres le rôle des multinationales helvétiques sous le gouvernement de Pinochet et les investissements de la dictature en Suisse. « L’oligarchie suisse – disons la place financière – n’était pas seulement spectatrice mais techniquement, concrètement, matériellement complice. Elle a joué un rôle terrible. Le Conseil fédéral n’a pas bougé, ce qui prouve qu’il y avait une complicité totale, » assène dans une interview au Temps le sociologue décoré en 2015 par l’ancienne Présidente chilienne Michelle Bachelet.

Restent quelques images fortes de ce passé qui a du mal à passer, dont l’arrestation de Pinochet en Grande-Bretagne en 1998, au nom de la compétence universelle. « J’ai fêté cette arrestation, comme beaucoup de Chiliens », se rappelle Vania Aillon. Mais l’ancien dictateur a pu finir tranquillement sa vie chez lui, sans jamais être condamné, en invoquant sa sénilité, petite victoire pour ses adversaires.

Jean-Philippe Schaller