Ces Russes qui s'exilent en Turquie — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Depuis fin février, la Turquie a recensé 100’000 Russes qui ont demandé un permis d’établissement. Ce chiffre a été publié à la fin du mois de mars par le Ministère du tourisme turc. Depuis, ce nombre a probablement plus que doublé.

La Turquie, avec l’Arménie, la Géorgie et le Kazakhstan, est une des destinations principales de ces exilés russes, car ils n’ont pas besoin de demander un visa pour s’y rendre. De plus, le taux de change entre le rouble et la livre turque leur est favorable, les deux devises ayant perdu beaucoup de valeur, en particulier ces derniers mois, sur fond d’inflation et de sanctions internationales. Et puis, il y a forcément le facteur climatique qui joue en faveur de la Turquie. Un climat agréable et une destination qui était déjà très prisée par les touristes russes.

L’exode des intellectuels

Qui sont ces exilés russes ? Essentiellement des personnes avec un haut niveau d’éducation, des personnes plutôt jeunes, qui ont goûté à la mondialisation, aux voyages, aux réseaux sociaux.

La plupart d’entre elles n’étaient pas forcément engagées dans l’opposition avant l’invasion de l’Ukraine. Il y a des journalistes, des artistes, des universitaires, mais également beaucoup d’employés du secteur des nouvelles technologies.

Un exil sur fond de restrictions des libertés

L’invasion de l’Ukraine que le Kremlin qualifie « d’opération spéciale » a été suivie par l’adoption de lois très restrictives en matière de liberté d’expression en Russie. La loi sur les « fake news » a été adoptée le 4 mars par la Douma, le Parlement russe, et punit toute infraction de lourdes amendes et même de peines allant jusqu’à 3 ans de prison. Toutes déclarations jugées mensongères sur l’Etat, l’armée ou le déroulement du conflit en Ukraine sont qualifiées de « fake news ».

En même temps, les médias russes indépendants ont été suspendus, l’accès à de nombreux sites internationaux et aux réseaux sociaux étrangers a été restreint, et les médias étrangers, soumis à cette loi sur les « fake news », ont été contraints de quitter le pays.

L’autre catalyseur de la fuite des Russes, en particulier des plus jeunes, est la crainte d’être mobilisé pour combattre en Ukraine.

Secteur des nouvelles technologies très touché

Enfin, les sanctions économiques internationales ont fortement ralenti l’activité économique et financière. Une branche économique est particulièrement touchée par cet exode, celle des nouvelles technologies. Dans ce secteur économique, la fuite des « cerveaux » est massive.

Il faut dire que c’est un secteur d’activité qui emploie des personnes habituées à la mobilité, au télétravail et à l’usage de l’anglais. Elles sont ainsi parfaitement adaptées au marché globalisé du secteur informatique, d’autant plus que les codeurs formés en Russie sont très prisés par les grandes sociétés internationales. Au total, 100’000 personnes actives dans ce secteur auraient déjà quitté la Russie.

Samir Salimov, originaire de Moscou et qui travaille pour une agence de recrutement dans le secteur IT, confirme ce phénomène. Il était installé dans le sud de la Turquie pour télétravailler pendant l’hiver et n’est pas rentré dans son pays d’origine suite à l’invasion de l’Ukraine. Selon lui, « la Russie pourrait prendre 10 ans de retard » sur ce marché très dynamique et concurrentiel des nouvelles technologies.

Les nouveaux « Russes blancs »?

Cette fuite massive des classes intellectuelles russes rappelle celle qui s’est produite il y a un peu plus d’un siècle, après la révolution bolchévique de 1917. Les soutiens du Tsar, ceux que l’on appelait les Russes blancs, avaient fui massivement le chaos révolutionnaire.

Eux et leurs enfants ont par la suite contribué brillamment au développement de leurs pays d’accueil: on pense, entre autres, à des Serge Gainsbourg, Henri Troyat, Michel Polnareff, Romain Gary, Vladimir Nabokov.

Marc Gagliardone