Ces migrants qui manquent

22 juin 2023

Cela s’appelle Missing Migrants Project pour évaluer l’ampleur de la mortalité en Méditerranée, sur la route migratoire la plus dangereuse au monde. Comme le précise le site de l’Organisation internationale des migrations, ces chiffres sont approximatifs. Dans le cas du drame récent en Grèce, nul registre des passagers. Les passeurs les entassent comme du bétail. Etaient-ils 400 ou 750 à bord de ce rafiot en bois, femmes et enfants à fond de cale? 82 corps ont été retrouvés, mais combien gisent par 5’000 mètres de profondeur? La froideur des statistiques nous apprend ceci. Le 1er trimestre 2023 est le plus mortel en Méditerranée depuis celui de 2017. Ces 27’047 morts et disparus en Méditerranée recensés depuis 2014 ont un nom, un visage, ou à défaut un prénom. Comme Diyar, un Kurde de Kobané, en Syrie, qui voulait rejoindre son frère en Allemagne. Ou ce jeune paralytique de quinze ans dont l’oncle préfère taire le nom, englouti avec sa sœur au large de la Grèce.

Comme chaque fois, on pointe les responsables du doigt: les garde-côtes grecs qui auraient tenté une manœuvre de remorquage délicate plutôt que de transborder les passagers dans un autre navire. Frontex, qui avait filmé le bateau surchargé la veille, soupçonnée tout comme les pays européens, dont l’agence de gardes-frontières émane, de ne pas en faire assez pour secourir les navires en détresse. Les passeurs cupides, dont neuf ont été arrêtés au Pakistan, d’où provenaient la majorité des victimes. Mais aussi, et on insiste moins là-dessus, les états qui laissent partir leurs forces vives: « On a perdu l’idée de la critique des pays d’origine et d’un certain nombre de dirigeants qui se satisfont particulièrement de la fuite de leur classe moyenne ou de leurs jeunes », dénonce Didier Leschi, directeur général de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration.

EPA/Stratis Balalskas

Sur cette photo datant du 2 novembre 2015, on voit les gilets de sauvetage et les canots gonflables en caoutchouc utilisés par les réfugiés pour traverser la Mer Méditerranée, retrouvés sur la plage d'Eftalou, sur l’île de Lesbos, en Grèce.

Ces jeunes qui fuient la guerre et les persécutions, ou tout simplement en quête d’un avenir qu’ils ne trouvent pas dans leurs pays fragilisés par le Covid, les conséquences de la guerre en Ukraine ou le réchauffement climatique, ne deviennent pas obligatoirement les délinquants accusés de commettre des « francocides » comme les stigmatise Eric Zemmour, fustigeant l’acte horrible de ce réfugié syrien qui a poignardé des enfants à Annecy.

Un autre Syrien, réfugié lui aussi, arrivé en Allemagne en 2015, est devenu maire d’une petite commune. Un talent qui va manquer à son pays, et dont profitera l’Allemagne menacée de déclin démographique. Mais aussi exemplaire soit-elle, cette histoire n’est pas dans l’air du temps aux relents nauséabonds de fascisme qui vient. Une remarquable enquête publiée par Le Monde fait le constat alarmant d’une extrême-droitisation partout en Europe, alimentée par les discours de haine xénophobe relayés aussi par la droite traditionnelle pour s’attirer les bonnes grâces des électeurs tentés par le vote brun.

Très ambigu avec son projet de loi sur l’immigration qui vise à durcir le droit d’asile et les conditions de séjour des immigrés, là aussi pour casser la dynamique lepéniste, Emmanuel Macron a su sortir au bon moment le symbole qu’il fallait pour s’opposer à cette lancinante régression oublieuse de l’histoire, qu’il avait en même temps alimentée en reprenant à son compte le terme de décivilisation.

Ce symbole, c’est la panthéonisation de Missak Manouchian, Arménien réchappé du génocide, communiste, résistant, fusillé par les nazis avec ses camarades « noirs de barbe et de nuit » chantés par Aragon et Ferré. Oui, il faut se souvenir de Manouchian incarnant les « valeurs universelles » et déclarant juste avant de mourir n’avoir aucune « haine pour le peuple allemand ». « Sauf que l’on ne peut s’empêcher de songer à ce que le régime actuel ferait aujourd’hui d’un Manouchian », écrit Romaric Godin dans Mediapart. « Serait-il enfermé en centre de rétention administrative ? Reconduit à la frontière ? Ou toléré à condition de répondre aux besoins du marché du travail, ce qui s’opposerait à l’engagement de toute sa vie ? Un bon révolutionnaire, pour ce pouvoir, est d’abord un révolutionnaire mort. C’est en cela qu’on peut le célébrer. »

Mais lorsqu’il entrera au Panthéon le 21 février 2024, Manouchian sera aussi célébré comme un de ces migrants toujours fustigés depuis l’Affiche Rouge
« qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants. »

Jean-Philippe Schaller