Bertrand Badie: „Poutine a peur de se retrouver dans la peau de Kadhafi” — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Invité lundi de La Matinale de la RTS, Bertrand Badie, professeur émérite à Science Po Paris, estime que le conflit en Ukraine est très différent, « même s’il est animé par le même esprit néo-impérial, de défi par rapport au monde occidental ».

« L’Ukraine n’est pas la Tchétchénie parce qu’elle est en Europe, parce qu’elle constitue un enjeu géostratégique, économique et social autrement plus important, et parce que le contexte international n’est pas celui de l’an 2000 », souligne ce spécialiste des relations internationales.

Mais la question fait vraiment sens, précise néanmoins Bertrand Badie. « On voit une continuité dans l’oeuvre de Vladimir Poutine, mais avec une modification profonde du contexte et du sens qu’il faut donner à ses actions. Pour le reste, c’est la même chose [qu’à l’époque de la guerre en Tchétchénie]: cet homme veut être proactif, il veut être le maître des agendas. C’est lui qui veut être aux commandes et les autres sont condamnés à une attitude réactive ».

Et cette guerre, relève le professeur émérite à Science Po Paris, ne ressemble pas aux guerres du 20e siècle comme on peut l’entendre. « Il n’y a jamais de retour en Histoire. Non seulement c’est une guerre du 21e siècle, mais c’est peut-être une guerre du 3e millénaire », analyse-t-il.

« Et si on n’est pas conscients de ces différences, on risque de mal interpréter, de mal réagir. Et comme toujours, quand on se trompe sur le diagnostic, on se trompe sur le traitement ».

Dans le contexte de la Guerre froide, dans celui du 20e siècle, les guerres étaient des affrontements politico-militaires, géostratégiques, rappelle Bertrand Badie. Aujourd’hui, estime-t-il, il y a trois guerres qui se superposent: « La guerre classique, politico-militaire, une guerre économique, menée en particulier par les Occidentaux et qui espère pouvoir étouffer la guerre politique, et une guerre sociale ».

Or ce spécialiste constate que les civils, qui sont de plus en plus victimes, sont aussi de plus en plus acteurs. « Ce qui est tout à fait frappant, c’est cette résistance de la société ukrainienne, que même probablement M. Poutine, qui est enfermé dans ses bunkers, ne prévoyait pas. C’est peut-être là d’ailleurs sa principale erreur stratégique et c’est peut-être là que le sort de ce conflit va se jouer. Cette guerre des sociétés va même jusqu’à impliquer la société russe, c’est une autre surprise ».

Mais les mobilisations sociales, un peu partout en Occident et même en Russie, ont-elles un poids dans ce conflit? « Le conflit irakien a été hypothéqué dès le départ par le mur social qui s’est construit [dans le monde] et qui a peu à peu conduit à la déconfiture américaine », rappelle Bertrand Badie. « Et on pourrait ajouter ce qui se passe en Afghanistan, au Sahel, au Yémen. Partout, ce sont les sociétés qui déjouent les stratégies les plus sophistiquées ».

Pour le professeur, les mobilisations des opinions publiques occidentales comptent, mais c’est la mobilisation en Ukraine qui sera décisive. « Même si peu de personnes connaissent les intentions profondes de M. Poutine, ses calculs, il ne s’attendait pas à cela », souligne-t-il. « On voit bien que les choses ne se passent pas comme il l’attendait ».

Et ce qui est en train de se passer en Russie aussi est important. « C’est une société qui est en train de bouillir. Malgré toutes les difficultés pour manifester, « il y a une tension sociale qui se dégage (…) et les régimes autoritaires ne sont pas à l’abri de ces expressions sociales ».

Le spectre du sort de Kadhafi en Libye

Bertrand Badie évoque un témoin « tout à fait crédible », direct, qui lui a rapporté que Vladimir Poutine avait une peur très forte de se retrouver dans la peau de Mouammar Kadhafi, l’ex-dictateur libyen. « Il paraît que la mort de Kadhafi a effrayé Poutine. Donc, même s’il est enfermé dans son bunker, même s’il ne voit que sa rationalité propre, il ne peut pas ne pas avoir un oeil sur ce qui se fait à l’intérieur de la société russe à tous les niveaux, population, oligarques et armée ».

Un coup d’Etat est-il possible aujourd’hui en Russie? « Je ne saurais vous donner une réponse très autorisée, mais je crois qu’il y a un certain nombre de symptômes qui ne trompent pas, comme l’isolement excessif du dictateur par rapport à son système ». Donc, « ce n’est peut-être pas le plus probable à court terme, mais c’est un scénario tout à fait possible ».

Propos recueillis par Frédéric Mamaïs/oang