Bertrand Badie: „Le Grand Sud considère que la guerre d'Ukraine n'est pas la sienne” — Genève Vision, un nouveau point de vue

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« Nous nous trouvons face à une crise internationale qui n’a pas son semblable, ni son précédent, et dont on ne peut absolument pas définir le mode de progression ou de cessation. Cette guerre est un objet non identifié. Elle irradie tous les secteurs de l’activité humaine, l’énergie, l’alimentaire, l’économique, le financier ou encore le monétaire (….) C’est aussi une guerre où la puissance militaire (ndlr: celle de la Russie) est impuissante. Il y a donc beaucoup de caractéristiques nouvelles qui nous désorientent par rapport à ce qu’on connaissait », détaille-t-il.

Des alliances de circonstance

Professeur des Universités à SciencePo-Paris, Betrand Badie juge que l’un des changements les plus visibles est aussi celui d’une nouvelle fluidité diplomatique, qui voit les alliances institutionnalisées ne plus être adaptées. D’après lui, les alliances se font et se défont avant tout « au gré des aubaines » et deviennent des sortes « d’unions libres ».

Celui qui vient de codiriger un ouvrage intitulé « Le monde ne sera plus comme avant » pointe aussi du doigt un monde émergent refusant de prendre le parti d’un Occident qui se pense encore souvent « comme boussole universelle ».

« Ce que l’on voit, c’est ce grand mouvement qui s’empare de ce que les Anglo-Saxons appellent le Global South, le Grand Sud, qui inclut les pays émergents et les pays moins avancés. C’est un afro-asiatisme qui commence à devenir le pivot du système international et qui considère que cette guerre n’est pas la sienne. Il n’entend donc pas payer la facture d’un conflit entre l’Est et l’Ouest, mais plutôt jouer un rôle de rééquilibrage », juge-t-il.

Des acteurs qui se sentent marginalisés

Pour le spécialiste des relations internationales, quand ces Etat s’abstiennent aux Nations unies et ne votent pas de sanctions contre la Russie, ce n’est pas car ils sont alliés à la Russie, mais parce qu’ils souhaitent disposer d’autonomie.

« L’Inde, la Chine et de nombreux pays émergents ne sont pas alliés à la Russie. Ils considèrent qu’ils ont un jeu autonome à accomplir. Ce jeu-là n’est d’ailleurs pas de la Realpolitik, car s’y mêle l’affectif, la revanche et les effets de frustration et de déception envers l’Occident (…) », ajoute-t-il.

Expliquant n’avoir entendu « que des propos anti-occidentaux » et des « louanges d’une Russie qui incarnerait la résistance à l’hégémonie occidentale » lors de son dernier voyage sur le continent africain, Bertrand Badie se l’explique par le sentiment des acteurs sur place.

« Tout ceci fait sens pour ceux qu’on a marginalisé et méprisé pendant des décennies. C’est quelque chose qui ne passe plus dans le sud », conclut-il.

Propos recueillis par Céline Tzaud/ther