Agnès Callamard: «Tout faire pour protéger ceux que les talibans menacent» — Genève Vision, un nouveau point de vue

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L’Afghanistan est à nouveau dirigé par les talibans. Quel est votre sentiment ?

Ce qui me choque c’est l’échec cuisant de la communauté internationale et pas seulement par rapport aux talibans. Je n’entre pas dans la question de savoir si les Etats-Unis et autres pays devaient se retirer ou pas de l’Afghanistan. Mais une fois leur décision prise, des précautions et des mesures de prévention devaient être mises en place pour protéger celles et ceux qui, au cours des vingt dernières années, ont œuvré en faveur des valeurs universelles défendues par les Nations Unies. L’implication pour les gens sur le terrain est dramatique ! Comment a-t-on pu être aussi peu préparés et laisser la société civile, les défenseurs des valeurs universelles et les femmes professionnelles dans une situation dangereuse où ils risquent d’être ciblés par les talibans ?

Comment aider les Afghans ?

Il faut agir vite pour protéger ceux et celles qui pourraient être en danger et ciblés par les talibans, en raison de leur travail, accélérer les vols d’urgence ainsi que les procédures d’obtention de visa pour exfiltrer le plus de gens possible.

Que demandez-vous pour les requérants d’asile afghans ?

Il est incompréhensible et inhumain de renvoyer des Afghans « chez eux ». Un moratoire sur le renvoi des demandeurs d’asile afghans est urgent. Et pour ceux et celles qui à l’intérieur de l’Afghanistan ont fui l’arrivée des talibans ou cherchent à aller au Pakistan ou en Iran, un couloir et une aide humanitaire d’urgence sont nécessaires. Il faut retrouver les personnes ciblées par les talibans et les aider à sortir de l’endroit où ils se cachent qui pourrait devenir un enfer pour eux. Ce sera compliqué. Il faut négocier cela avec les talibans.

Autre dossier dramatique, Amnesty a aussi tiré la sonnette d’alarme sur la situation au Tigré. Que s’y passe-t-il ?

Nous travaillons sur l’Éthiopie et la région du Tigré depuis le début des années 80. Depuis novembre 2020 une équipe d’Amnesty était dans des camps de réfugiés au Soudan. Elle a publié un rapport terrible sur les violences sexuelles commises à l’égard des femmes et des jeunes filles. Nous avons documenté des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, dont des viols en groupe et l’esclavage sexuel qui constituent un aspect dominant de ce conflit.

Que recommandez-vous ?

Amnesty travaille avec les institutions africaines. La commission d’enquête crée par la Commission africaine sur les droits de l’homme et le droit des peuples est une bonne étape. Nous avons demandé à l’Union africaine de jouer un rôle primordial dans ce conflit. Leur prise de position n’a pas été à la mesure de l’étendue des dégâts. Nous travaillons aussi avec le Conseil de sécurité des Nations Unies à New York, avec Washington, avec le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, où une session spéciale devrait avoir lieu en septembre. Le Haut-Commissariat des droits de l’Homme doit d’ailleurs sortir un rapport sur leur enquête commune avec la Commission éthiopienne des droits de l’homme. Nous demandons la fin du conflit et que la justice soit rendue.

Amnesty a dénoncé l’espionnage électronique au moyen du logiciel Pegasus, conçu par l’entreprise israélienne NSO. N’est-ce pas trop tard pour agir ?

Non, il n’est pas trop tard. La communauté internationale a pu mettre un terme à l’usage de certaines armes jugées disproportionnées. Les révélations du mois de juillet ont démontré l’ampleur de cette surveillance électronique et la complicité de NSO à l’égard de ses clients. NSO a prétendu qu’il s’agissait de cas anecdotiques, mais l’utilisation abusive du logiciel Pegasus est un problème systémique. NSO est complice des violations commises. Elle devait savoir que des violations pouvaient avoir lieu.

Que préconisez-vous ?

Il faut s’assurer que ces compagnies privées ne tirent pas profit des violations commises car c’est grave ! NSO devrait s’assurer que ses clients ne puissent pas utiliser le logiciel Pegasus ou mettre un terme à l’utilisation de ce logiciel puisqu’ils ne sont pas à même d’en contrôler l’usage. Les États ont une responsabilité importante. Ils devraient imposer un moratoire sur la vente et le transfert de ce type de logiciel jusqu’à ce qu’un cadre de protection fondé sur les droits humains et la protection des citoyens soit mis en place.

Pouvez-vous donner un exemple ?

La semaine où le scandale a éclaté, le parlement français a adopté une loi qui a permis l’utilisation, selon nous abusive, de logiciels d’espionnage sans protection judiciaire. En outre, le gouvernement israélien a une responsabilité par rapport à ses compagnies comme NSO. Il devrait mettre en place un système permettant de vérifier les licences d’exportation des logiciels pour qu’ils soient à bon usage.

Vous avez été menacée de mort par un haut responsable saoudien. Êtes-vous sous protection ?

Non, je ne suis pas sous protection. Les menaces n’ont pas été réitérées. Je pense que les autorités saoudiennes ont reçu le message de la part des Nations Unies et des gouvernements concernés que ce genre de menace est inacceptable.

Continuez-vous de suivre l’affaire Kashoggi ?

Oui, de très près ! Le projet Pegasus m’a encore rapprochée de Jamal Kashoggi dans la mesure où sa fiancée Hatice Cengiz a été l’objet de piratage, ainsi que son ex-femme. Dans mon rapport, j’avais écrit que la surveillance électronique dont a fait l’objet Omar Abdel Aziz, jeune dissident saoudien exilé au Canada, a servi pour tuer Jamal. Des leçons doivent tirées de cette enquête.

Propos recueillis par Luisa Ballin