À Moscou, Alexeï Venediktov s'est donné pour mission de „désintoxiquer” la société russe — Genève Vision, un nouveau point de vue

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Interdite d’antenne en Russie peu après le début de l’invasion de l’Ukraine, sa radio – figure historique du paysage médiatique russe – a annoncé son auto-dissolution le 3 mars 2022. Elle refusait de se plier au discours officiel sur « l’opération militaire spéciale » en Ukraine. En octobre, certains de ses journalistes exilés à l’étranger sont parvenus à relancer, depuis Berlin, un flux audio accessible via une application.

Lire à ce sujet notre article du 5 mars 2022: En Russie, le couperet est tombé sur la libre information

« Après que la radio a été interdite, au Kremlin, on m’a dit: tu dois comprendre que nous faisons la guerre. Sur ta radio qui est écoutée par les députés, les ministres et même le président, tu critiques cette politique. Et ça ne peut pas exister », relate Alexeï Venediktov, qui a fait de son côté le choix de rester à Moscou et de continuer d’utiliser le mot « guerre », malgré les risques encourus.

Alexei Venediktov a déjà eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois Vladimir Poutine, comme ici en 2012. [Yana Lapikova – Ria Novosti via AFP]

« La guerre ne change pas la base de notre profession: il faut parler clairement aux auditeurs, même si dans les auditeurs, il y a Poutine », clame le journaliste. « Sur notre chaîne, on dit que Poutine a fait une faute fatale pour la Russie. On dit aussi que dans tous les cas, la Russie a déjà perdu cette guerre dès le 24 février 2022, parce que nous rentrerons plus affaiblis. »

« Miroir brisé de la société »

Alexeï Venediktov est à la tête de la rédaction d’Echo de Moscou depuis 30 ans, durant lesquels il a toujours cherché à parler avec tout le monde, le Kremlin comme ses opposants. Il a ainsi construit un réseau de contacts dans toutes les sphères de la société. Et même si certains sont aujourd’hui réticents ou intimidés par son statut « d’agent de l’étranger », il est parvenu à poursuivre son activité de journaliste.

Aujourd’hui, Echo de Moscou revendique 800’000 auditrices et auditeurs quotidiens sur ses canaux en ligne. « Je dis toujours qu’Echo de Moscou est un miroir de la société. On a brisé ce miroir, mais il y a des débris, comme notre chaîne YouTube. »

Malgré les menaces quotidiennes, il a fait le choix de rester à Moscou, bien décidé à ne pas « laisser le pays à ces gens-là, qui veulent en faire je ne sais quel empire. »

La population russe « intoxiquée »

Alors qu’une partie importante de la société russe soutient la guerre et adhère à la vision révisionniste de l’Histoire imposée par la propagande du Kremlin, Alexeï Venediktov considère que son travail est de faire « sortir les gens de cette intoxication ».

Pour cela, il estime qu’il faut réfléchir à la manière dont on s’adresse à une population baignée dans la propagande. Il s’agit de faire passer la vérité en évitant d’être trop frontal ou brutal. Car l’opinion publique ne peut pas croire que des Russes commettent des crimes en Ukraine: « Elle ne peut pas accepter d’être du côté des bourreaux ».

Pour le journaliste dissident, il faut aussi considérer la population russe comme une victime de la guerre, après les Ukrainiens. « Donc il faut chercher la langue pour parler avec eux. Si vous traitez tout le monde de barbare, comment la population pourrait-elle recevoir le message? »

Propos recueillis par Patrick Chaboudez/jop

Vladimir Poutine dans sa bulle de filtre

Durant la campagne en Ukraine, l’armée russe a montré ses faiblesses, et Alexeï Venediktov n’en est pas surpris. Pour lui, c’est le résultat d’un système généralisé de corruption, mais aussi de l’attitude de Vladimir Poutine vis-à-vis de l’information.

Selon le journaliste, le président russe ne se fie qu’à celles de ses subalternes. Or, ceux-ci ont bien compris qu’ils pouvaient parfois truquer les rapports pour fournir des informations satisfaisantes au chef de l’Etat.

« Un jour, je lui ai demandé pourquoi il ne s’informait pas sur internet. Il m’a répondu que ‘sur internet, il y avait beaucoup de désinformation et de manipulation, tandis que quand je reçois un papier de l’un de mes services, il est signé. Et s’ils ont menti, je les fais fusiller » », raconte Alexeï Venediktov.

« Donc il croit aux papiers que signent ses généraux, mais il ne croit pas en la radio, la télévision ou aux simples gens. Il pense toujours qu’il y a des intérêts derrière, que les gens ont été payés pour dire ça. Pour cette raison, il y a très peu de gens qui peuvent entrer chaque jour dans son bureau. Et bien sûr, ces gens-là, dans un régime autoritaire, veulent que leur chef soit très content du contenu de ce qu’ils ont à dire. »